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Seconde guerre mondiale - Page 36

  • Carcassonne, 24 août 1944. Cher François, mon chéri...

     Voici les premières lignes d'une lettre qui serait restée inconnue, si la curiosité de Monsieur William Perry  ne l'avait pas poussée à ouvrir le livre de Lucien Maury "La résistance audoise". La scène se passe tout récemment au Centre culturel de la mémoire combattante, où le vice-président prend régulièrement ses quartiers. A l'intérieur de cet ouvrage publié en 1980, une lettre manuscrite utilisée comme marque page attendait qu'une âme charitable voulût bien que l'on s'occupât d'elle. Le colonel Latournerie prit alors soin de la déchiffrer, de la dactylographier et de la confier à David Scagliola, le responsable de ce musée situé rue Trivalle. La seule recommandation que lui fit l'officier fut celle-ci : "Il faut retrouver Françoise !" Spielberg avait bien retrouvé au cinéma, le soldat Ryan au milieu des combats de Normandie. Comment diable mettre la main sur l'identité de Françoise, lorsque l'on a seulement son prénom sur une missive écrite voilà 73 ans ? Ne souhaitant pas que l'ami Scagliola se voit infliger une série de pompes, de corvée de chiottes ou encore de faire le tour de la Trivalle au pas de gymnastique, j'ai décidé de l'aider dans sa tâche. Plaisanterie mise à part, ce texte inédit apporte une orientation nouvelle à la connaissance de la Libération de Carcassonne. Ici, point de romance, ni d'héroïsme exagéré. Juste la vérité de l'instant...

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    © André Zucca

    Photo d'illustration d'une parisienne sous l'Occupation

    Enfin nous voici libérés et Français. Carcassonne est à nouveau une ville Française. Mais hélas pas sans mal, ni sans deuils. Dimanche nous avons connu véritablement la barbarie allemande. De nombreux incidents se sont produits en ville, par les troupes de passage. Celles qui occupaient la ville sont parties samedi et dès l’aube ils ont commencé à faire sauter les munitions et l’essence. Partout où il y en avait c’était un brasier : Salvasa, la Justice (1), Lamourelle, l’école normale des garçons etc. Un peu partout ; vers midi ça a été l’école normale des filles, mais dans le parc c’était affreux à entendre et dans le fond on se réjouissait en pensant c’est la fin pour eux et pour nous et dans la nuit presque tous ont filé. Mais il arrivait des troupes venues de Toulouse et Bordeaux.

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    © ADA 11

    La croix gammée flotte à l'Ecole normale des filles, route de Narbonne

    Le dimanche ils prenaient toutes les bicyclettes, rentraient même dans les maisons où ils ont commis des actes de banditisme, violé les jeunes filles. Colette a été sauvagement prise chez elle et amenée à la cave de Carayol, déshabillée et neuf énergumènes l’ont violée l’un après l’autre, puis l’ont assommée presque sous les yeux de sa mère et de son frère tenus en respect avec des révolvers. A la gendarmerie, une bagarre a eu lieu devant la porte entre le gendarme Raynal et deux boches, le gendarme à moitié assommé criait au secours lorsque Daubercies voyant le mousqueton du boche à terre le prit et frappa le boche sur la tête. Sur le moment tout s’était bien calmé et le commandant avait renvoyé Daubercies à sa maison afin que ce soit tranquille. Mais vers une heure et demie une auto s’arrête devant notre porte et le capitaine de gendarmerie ainsi que six boches armés de grenades, révolvers, mitraillettes et mousquetons sont venus le chercher, l’ont emmené et depuis nous sommes sans nouvelles (2). On croit qu’il est prisonnier d’une colonne qui est passée dans le Minervois et se dirige vers Saint Pons. Tout le monde dans la maison est atterré.

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    © Bulletin de l'Académie des Arts et des Sciences / Tome LV

    André Daubercies

    (1901-1944)

    Après que Lucien ait été libéré samedi voici de nouveau une situation plus triste encore. Ce n’est pas tout : vers une heure de l’après-midi une colonne qui était arrivée à pied et en vélo, et avait cassé la croûte sur les bords du canal face à ton ancienne maison (3), a eu la fâcheuse idée (en entendant de la mitraille sur la route de Toulouse, car ils se battaient entre eux) de tirer sur l’olivette. Ils ont braqué un canon au pont et d’autres ont passé la passerelle, et sur tous les gens qu’ils voyaient tiraient à bout portant. Il y a eu dimanche quarante tués, des maisons complètement brûlées, et des blessés sans compter. Parmi les morts il y avait Baratcia de la banque Le Crédit Lyonnais ainsi qu’un ancien employé de la gare Jean Rey de l’Olivette.

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    © G. Sarraute / ADA 11

    Sous le pont du chemin de fer, quai Riquet

    En ville des isolés tiraient dans les principales rues à bout portant ; sur la route de Narbonne c’était la même chose : ils tiraient à travers les volets des maisons. A un moment deux étaient postés à la route au coin de Batz et tiraient dans toutes les directions. Ils ont aperçu madame Despagnet qui sortait la tête et ont tiré, la balle est venue sur le mur de Cavailly, tu verras quel trou ! En face chez Sempere, Georges Mas (4) employé à la ville au service des eaux allait en mission lorsqu’il a été grièvement blessé par des balles explosives qui lui ont déchiqueté le pied et la cheville, le sang giclait partout et chez Sempere où on l’avait rentré on aurait dit un abattoir. Sous le feu de la mitraille, le docteur Piétréra, Lucien Denat et d’autres sont allé le chercher pour le conduire chez le docteur (5) car les ponts étaient infranchissables, les boches tiraient partout. Hélas le pauvre Mas est décédé de ses blessures car son sang a été empoisonné. Vers la Conte, Cassan, une femme qui ramassait dans les vignes de l’herbe, a été blessée et est morte aussi.

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    © Christian Mas

    Charles Mas et son épouse

    Moi pendant ce temps, ainsi que la famille Daubercies inconsolable et la famille Rivière nous étions réunis chez les Denat, une échelle posée contre le mur pour pouvoir passer dans les jardins, et une autre chez les Despagnet pour aller au parc. Vers sept heures le haut-parleur est passé disant que, si la population ripostait, on mettrait le feu à la ville et on prendrait quinze otages pour chaque Allemand tué. Songe la nuit que nous avons passé tous ! Le lendemain, plus rien, plus d’Allemands, rien que des isolés çà et là, mais on avait interdit la veille de sortir jusqu’à nouvel ordre. Vers deux heures un agent en vélo, lisant un papier, passait dans les rues disant de faire les courses au plus vite et de rentrer chez soi. J’essaie donc d’aller voir le patron car je savais par Fabrou qu’il était là. J’avais déjà préparé un mot pour donner à Caumes pour le lui porter car il n’y avait que la police dehors, les gendarmes même étaient en civil depuis la veille. Je vais donc à la viande pour moi et les Daubercies en compagnie de monsieur Despagnet.

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    Le Corps franc de la Montagne noire défile dans Carcassonne

    Arrivés chez Labarre l’horloger (6), le maquis faisait son entrée à la mairie. Immédiatement les agents ont débarrassé et la sirène a sonné afin que les gens rentrent. J’ai donné la lettre à Madame Labarre qui l’a passée au patron. Une heure après nous avons essayé de descendre avec les Denat Emilienne et Lucien, mais au pont (7) on nous en a empêché. Enfin mardi j’ai pu voir madame Mille qui m’a donné un bon potage. Dans la journée de mardi et depuis on fait la chasse à l’homme, car dans la campagne il y en a de cachés. Mardi et mercredi on a enterré les quarante morts de dimanche. Je suis allée mercredi soir à la sépulture de Baratcia. Mais hélas nous ne sommes pas tranquilles car des colonnes perdues errent aux alentours de Carcassonne et lorsqu’ils viennent trop près les sirènes sonnent l’alarme. Les hommes vont les pourchasser mais y laissent leur peau.

    Aujourd’hui vendredi il y a eu les funérailles de six jeunes gens de la ville volontaires qui ont été tués à Pennautier. Parmi eux je connaissais le fils Poujade du Plateau (8) qui est le frère de madame Coste, le café Coste rue Chatran, puis le petit-fils de Marius Guiraud, celui de l’âne, qui est ami avec mémé Vito et le marin qui habitait au coin de Sabatier face à Georges. Il y avait aussi l’officier de paix Ramon que les Allemands ont pendu au château de Baudrigues.

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    Devant la Milice, place Carnot. Les restes de Jean Bringer

    Carcassonne était rassemblé place Carnot car on avait exposé les corps à la Milice, cette fois tout était bien organisé car pour les quarante premiers ce n’était pas tout à fait ça. On voit que le comité de libération nommé par Alger est en place depuis jeudi, et les drapeaux alliés flottent sur la mairie. Malheureusement il y a onze morts de plus des suites de blessures car ces balles explosives ne pardonnent pas. Maurice Chataigné le menuisier à côté d’Eugène est bien mal, ainsi que le petit Boyer qui est le fils de la femme de François Gouze, ainsi que le petit Combette du plateau. Les camps de F.F.I. arrivent pour repartir. Aujourd’hui Mazamet (9) est arrivé, ils ont mangé au square à midi et sont repartis sur Conques pour chasser les boches qui ravagent les villages.

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    © Coll. Martial Andrieu

    Femmes tondues à la Libération de Carcassonne


    En ville, ils ramassent les miliciens et collaborateurs ainsi que les collaboratrices et les femmes qui ont été avec les Allemands. Ces dernières ont les cheveux rasés, on leur fait une croix, un U ou le tour de la tête et on leur laisse quelques mèches. Une que tu connais la Tavaillot est du nombre, elle n’ose plus sortir. Tandis que les collaboratrices et de la Gestapo comme la grande de Montlegun et sa copine, en plus d’avoir les cheveux rasés sont en prison. Il y a aussi l’Italienne et son père de chez madame Pia à côté d’Anduze. Les prisons de Carcassonne et Limoux regorgent. Les boches ont laissé du ravitaillement. Mardi on a touché presque une demi-livre de viande par personne, aujourd’hui vendredi une demi-livre de beurre et demain un peu plus de pain. Ces jours-ci quelques boulangers ont fait du pain blanc. On va toucher un demi-litre d’huile d’olives et des boîtes de sardines pour les J.

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    Groupe de Miliciens au Square Gambetta


    Vive la Libération, Vive de Gaulle, Vive la France. Cet après-midi, à l’École normale nous avons assisté au lever des couleurs par les enfants garçons et filles. Le drapeau a été amené à l’école en procession, tenu par quatre enfants de prisonniers, deux garçons et deux filles. Puis on l’a hissé, observé une minute de silence et tout le monde a chanté la Marseillaise. Aujourd’hui samedi, on vient d’apprendre la nouvelle que Mestre , le beau-frère de Mimi Bourdil, en allant braconner les lapins vers Baudrigues, a passé sur une mine et a sauté. On l’enterre demain à quatre heures et Ramon l’officier de paix à deux heures. A midi, comme je descendais voir madame Mille, on rentrait onze collaborateurs et miliciens. Il y avait Fages coiffeur, Poret docteur. La foule était déchainée, criait et applaudissait. Pas grand-chose de plus à te dire, demain huit jours qu’on a pris madame Daubercies et encore pas de nouvelles. Moi, pour ma part, j’ai eu tellement peur avec tous ces évènements que tous les jours depuis dimanche j’ai des pointes au cœur qui me font bien souffrir. Si ça continue j’irai au docteur pour qu’il me donne quelque chose.

    J’espère que vous autres avez été tranquilles à la campagne et ne vous êtes pas trop fait de soucis pour nous. Enfin nous sommes en bonne santé et j’espère que ça continuera. Pour le moment je ne vais pas à l’herbe car il y a des francs-tireurs et puis des mines, alors je tiens à la vie et reste dedans. A bientôt de te revoir et de vous revoir tous. J’espère qu’une vie normale commencera bientôt pour nous. Mille gros baisers.
                                                                   Françoise.

    Notes du blog

    1. Caserne de la Justice, route de Montréal. 2. Le gendarme Daubercies sera torturé et retrouvé mort avec le visage tuméfié, en bordure de la route de Villegly. Une stèle rappelle son souvenir. La gendarmerie de Limoux porte son nom (Source : J-L Bonnet / Bull. Académie des arts et des sciences / 2015) 3. Route minervoise, puis en face au Quai Riquet. 4. Il s'agit de Charles Mas, le père de Christian décédé en 2015. 5. Clinique du Dr Delteil, Bd Camille Pelletan. 6. En haut de la rue de la mairie (A. Ramond). 7. Pont neuf. 8. Plateau Paul Lacombe. 9. Corps Franc de la Montagne noire.

    Si quelqu'un pense avoir des renseignements nous permettant d'identifier Paulette ou le destinataire de ce courrier, merci de le signaler en commentaires sur le blog. Au-delà de l'importance de votre témoignage, pensez aux conséquences pour M. Scagliola...

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  • La famille Schwayder, réfugiée à Carcassonne et exterminée à Auschwitz.

    Au mois d'août 1940, la famille Schwayder de confession juive quitte Saint-Leu-la-forêt et se réfugie à Carcassonne, située en zone non occupée, chez un ami de Caunes-Minervois nommé Sabarthès. Ceci, bien entendu, afin d'éviter d'être arrêtée par les nazis. Henri, Sarah, Marthe et Rachel sont logés chez Madame veuve Castan, avec leur amie Marguerite Regairaz dans une maison située au n° 52 de la route minervoise. Henri travaillera au ravitaillement des viandes et Marthe, à la perception. Comme beaucoup de juifs français, ils s'étaient signalés comme tels auprès de la préfecture, suivant les lois de Vichy.

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    A l'angle de la rue Parmentier et de la route Minervoise, étaient logée la famille Schwayder

    Le 18 mai 1944, Mlle Regairaz se présente affolée chez le voisin Léon Fraîche avec lequel la famille entretient d'excellent rapports. La Gestapo vient d'arrêter à leur domicile les quatre frères et sœurs Schwayder. Deux agents en civil, se sont présentés chez eux au moment du dîner. Ils demandèrent M. Schwayder ; Henri répondit, lequel ? Ensuite, la Gestapo les obligea à la suivre, mais comme elle ne disposait qu'un d'un petit véhicule, elle fit deux voyages. Ainsi, les quatre membres de la famille Schwayder se retrouvèrent au siège du SD, route de Toulouse.

    La veille, un inconnu s'était présenté chez les Schwayder vers 22 heures pour les avertir que leur arrestation allait intervenir durant la nuit. Henri Schwayder se sentant seul visé, alla coucher chez un ami en ville. Nous savons ceci grâce au témoignage de Léon Fraîche, à qui Henri se confia. Ce dernier lui laissa même une petite valise qu'il avait préparée en vue de son départ. Le lendemain vers 11 heures du matin, apprenant que rien ne s'était passé au cours de la nuit, Henri Schwayder est rentré chez lui, tranquillisé, déclarant même qu'il devait s'agir d'un faux renseignement. 

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    La rampe d'Auschwitz à l'arrivée d'un convoi

    Après leur arrestation, les Schwayder seront internés à Drancy avant leur départ en wagon à Bestiaux vers Auschwitz. Ils seront gazés dès leur arrivée au camp, le 4 juin 1944. Deux autres frères, Ernest (73, rue du maréchal Foch à Taverny) et Charles (à Cachan) essaieront de savoir ce qu'il est arrivé à leur famille. En 1946, la ville de Carcassonne déclarera les quatre Schwayder comme décédés. Nous avons retrouvés leurs noms dans le Journal Officiel du 2 janvier 2001.

    Henri, né le 30.12.1884 à Paris. † 4 juin 1944 à Auschwitz.

    Marthe, née le 25.11.1944 à Paris. † 4 juin 1944 à Auschwitz.

    Rachel, née le 12.07.1886 à Paris. † 4 juin 1944 à Auschwitz.

    Sarah, née le 2.07.1882. † 4 juin 1944 à Auschwitz.

    D'après l'enquête menée par Charles Schwayder, ses frères et sœurs ont été "arrêtés sur dénonciations de deux collaborateurs volontaires, complices d'assassins, les nommés le chef de division au service des étrangers de la préfecture de l'Aude, et le sieur le chef de bureau au service des étrangers à la dite préfecture pendant l'Occupation, et actuellement encore. Quelques jours après l'arrestation de mes frères et sœurs, quatre allemands, sous la conduite d'un nommé Mayer, sous officier à la Kommandantur de Carcassonne, sont venus piller leurs affaires enfermées dans des salles entreposées bénévolement chez M. Fraîche, important tout : vêtements, vaisselle, bijoux et argent, plus un peu de ce qui appartenait à leur propriétaire M. Fraîche. Sans les indications des deux personnages cités plus haut M et S, les boches n'auraient jamais eu connaissance des noms des membres de ma famille."

    Dans cette enquête diligentée par le parquet en 1947, le résistant Albert Piccolo déclare que "Monsieur Roger S, fournissait la liste des réfugiés juifs à la police allemande". Dans cette triste histoire, on peut retenir que les juifs français se sentaient en confiance dans leur pays. Que les allemands n'auraient pas pu intervenir sans l'appui des fonctionnaires de l'Etat-Français. 

    Sources

    Archives du Service Historique de la Défense

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  • Le philosophe Julien Benda parle en 1948 à la radio, de sa rencontre avec Joë Bousquet

    Voici un document exceptionnel et totalement inédit de six minutes, que nous avons retrouvé au milieu de quinze heures d'enregistrements de Radio Nîmes. L'écrivain Julien Benda qui séjourna pendant quatre années à Carcassonne de 1940 à 1944 - caché par le poète Joë Bousquet en raison de ses origines juives - accorde une interview à cette radio alors qu'il est de passage dans la capitale du Gard. Julien Benda fit partie des nombreux intellectuels et artistes, à visiter J. Bousquet dans sa chambre de la rue de Verdun. Nous avons retranscrit l'ensemble de cet échange, ô combien intéressant pour l'histoire de notre ville durant cette période. 

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    © Alchetron

    Et d'abord, quand avez-vous quitté Paris ?

    Eh ! bien, j'ai quitté Paris le 10 juin, convaincu d'ailleurs que j'allais y revenir quelques semaines plus tard, me refusant à admettre que l'armée française allait être anéantie en si peu de temps. Et après quelques tribulations, je me suis arrêté à Carcassonne où je retrouvais mon ami Jean Paulhan et où je suis resté quatre ans.

    Vous avez dû être bien malheureux ! Un parisien comme vous.

    Pas du tout ! J'ai admirablement travaillé, ne connaissant aucune distraction extérieure et même, n'étant pas fâché d'échapper à cette atmosphère parisienne. Le parisianisme, qui m'apparaît - autant que j'en puisse juger - être un élément de dissolution.

    Mais, des réunions littéraires avaient cependant bien lieu à Carcassonne ?

    J'allais d'une manière systématique chez le poète Joë Bousquet où je me trouvais l'objet d'un double comportement que j'ai très souvent rencontré dans ma vie. Une entière dissonance intellectuelle du fait de mon rationalisme impénitent, et d'autre part une très réelle sympathie affective. 

    Et qui retrouviez-vous à cette séance ?

    Le regretté Sire (Pierre Sire, NDLR) qui est mort récemment. René Nelli qui s'occupait du volume sur le génie d'Oc publié par les Cahiers du sud et son directeur Jean Ballard, lors de son passage. André Nadal, avant qu'il ne quittât le lycée de Carcassonne pour venir à Nîmes, où j'ai été si heureux de le retrouver l'autre soir. Ils étaient tous très attachants ces hôtes de Carcassonne, non seulement par leur valeur personnelle, mais aussi par leur quasi dévotion si justifiée, en raison de son bon caractère et de son admirable talent pour le grand blessé de guerre qu'est Joë Bousquet. 

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    © Conseil départemental de l'Aude

    La chambre de Joë Bousquet

    Et comment se termina cet agréable séjour ?

    De la manière suivante et qui implique que j'étais favorisé des dieux. Bien que mes amis fussent  tous extrêmement inquiets sur mon compte depuis ces quatre années, je vivais avec un sentiment de parfaite sécurité ; refusant à me mettre à l'abri, beaucoup plus par paresse que par héroïsme, ainsi qu'ils m'y conviaient très instamment et avec beaucoup de raison, particulièrement Jean Paulhan et Aragon.

    Cela pouvait, en effet, être dangereux.

    Evidemment ! Le 18 mai, je venais chez le proviseur du lycée, qui m'avait invité à habiter chez lui si j'avais le moindre ennui, lorsque je vis arriver une jeune fille qui demeurait dans mon immeuble, qui venait m'avertir courant elle-même de réels dangers car elle pouvait être suivie, que deux gaillards de la Gestapo venaient me chercher. Ils eurent même la naïveté apprenant que je n'étais pas là, de soupirer : "C'est bien dommage ! C'est bien dommage !" 

    Eh ! bien vous l'avez tout de même échappé belle.

    J'ai le train pour Toulouse où je suis resté sous un faux nom jusqu'à la Libération. Grâce en particulier au protectorat de l'Institut Catholique.

    Et à la libération de Toulouse ?

    J'y suis resté et ne suis allé à Paris qu'il y a peu de temps. Je suis alors retourné à Toulouse où je compte rester encore un peu de temps.

    Julien Benda raconte également avoir écrit dans sa "thébaïde" de Carcassonne, plusieurs textes pendant les quatre années qu'il passa caché dans notre ville. Certains de ces écrits ont été publiés après la guerre. Il s'agit de "La grande épreuve des démocraties" (Edition de la Maison française à New-York / 1942), "Du poétique selon l'humanité et non, selon les poètes" (Editions des trois collines / 1946), "Le rapport d'Uriel (1946 / Flammarion), "Du style d'idées (Gallimard / 1948), "La France byzantine" (Gallimard / 1945).

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    C'est dans cette maison sise au numéro 15 de la rue Montpellier que Julien Benda habita pendant quatre ans. C'est là qu'il passa son temps à écrire. C'est là qu'il fallait être arrêté par la Gestapo. Nous avons retrouvé le lieu grâce à l'ouvrage suivant : "Le fil des idées. Une éco-biographie d'Edgar Morin" de Françoise Bianchi (2001). Une plaque pour signaler ce lieu de mémoire serait désormais la bienvenue.

    Sources

    Radio Nîmes / 1948

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