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Souvenirs de carcassonnais - Page 19

  • Les souvenirs d'Alfred: Le Square Gambetta

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    Affred Raucoules à plus de 90 ans est la mémoire vive de cette ville. Enfant de la rue de Verdun, il a tout connu et tout vu de cette artère dont il a été un des commerçants. A son actif, une très intéressante monographie sur la vie sociale de la Grand rue, comme on l'appelait avant 1918. C'est rendre justice à ce serviteur discret que de relater ces écrits sur ce blog. Voici donc le premier épisode qui concerne la fréquentation du Square Gambetta au début du XXe siècle.

    Épisode 1

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    Le square de cette époque était peuplé différement en fonction de l'heure et de la saison. A peu près désert le matin, l'après-midi, il voyait quelques une de ses bancs occupés par des "papets" avec une canne, venus s'y retrouver pour discuter et rejoints parfois par des pensionnaires de l'Hospice du Pont vieux. Et à côté, des mamans ou des nounous en grand tablier blanc y amenaient jouer les enfants en âge d'être encore gardiénnés.

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    Les enfants un peu plus grands n'hésitaient pas à quitter l'horizon des yeux maternels pour s'en aller explorer toutes les merveilles à découvrir au bord de chaque allée. Les seules traces actuelles de l'ancien square sont représentées par les deux rangées de platanes bordant les allées latérales qui, alors rejointes entre-elles par des allées aboutissantes, étaient donc périphériques. Le tour du square était l'espace de jeux des enfants. Les courses se faisaient sur un tour du square, courses à pied mais aussi courses de cerceaux. Ce jeu, prisé par les moins de huit ans était pratiqué selon trois techniques: le cerceau était poussé soit à main nue, à la baguette ou à "l'enraïador", fait d'un gros fil rigide, une partie droite formant manche terminé par un U carré dans lequel s'engageait le cerceau, et la partie centrale de ce U une bobine vide de fil à coudre. Avec l'enraïador, on poussait le cerceau constamment et la bobine diminuait le frottement qui sans cela eût été générateur de freinage.

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    Le milieu du square était très fourni en végétation et donc propice au jeu de cligné. D'innombrables poursuites ont eu lieu autour des buissons, à travers les bosquets ou les allées transversales dissimulées dans cette verdure. L'on pouvait aussi parfois apercevoir sur un banc quelque solitaire bourgeoise "encapelada" (portant un chapeau). Les bonnes langues prétendaient que ce n'était pas sans rapport avec la présence du cercle des officiers des dragons au premier étage de l'actuel café du square. Les soirées d'été, les habitants du quartier lassés de rester assis uniquement devant leur porte, venaient remplir les bancs. La population totale était alors en fonction de la capacité des bancs, les proches voisins apportant quant à eux, leur chaise.

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    Il fait bon au square, mais à 22 heures, il est temps de rentrer. Le garde sonne la cloche pour informer les promeneurs de la fermeture; car le square avait un garde pour lui tout seul. Le préposé était un dénommé Gazel, amputé d'un bras. Le père du coiffeur du 2 rue de Verdun, qui rejoignait ses pénates après avoir fermé à clé les quatre portails. A ce moment-là un autre type de population va hanter le square. Il y a ceux qui se sont laissés enfermer, et ceux qui franchirons la balustrade: les "frétadous". L'éclairage était fourni essentiellement par deux lampes à arc, le restant étant éclairé par des lampadaires à la lumière blafarde.

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    En dehors de ces journées classiques, il y avait quelques extras: le kiosque, lieu mythique, où les mélomanes se regroupaient les jeudis soirs en été. Ceci n'était pas entendu de la même oreille par les enfants pour qui le jeudi était un jour maudit car, le concert donné par l'harmonie municipale attirant la foule, les allées étaient trop encombrées pour permettre les poursuites, d'autant plus que les mélomanes apportaient leurs pliants ou avaient la possibilité de louer des chaises métalliques pliantes municipales. C'est donc de mauvaise grâce qu'il nous fallait entendre "La rasega" (la scie) des musiciens, conduits par leu chef Michel Mir qui "brassejava" (agitait les bras) pour le plus grand amusement des profanes. Toutefois, il ne fallait pas rire trop fort, sous peine de se faire adresser des "chut" bien sentis et des regards de blâme! et à l'entr'acte, c'était l'Union Vocale dite l'Orphéon qui montait sur le kiosque. Mais les "remonstagaires" (marmotteurs) n'avaient pas plus notre faveur que les musiciens.

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  • Les mémoires posthumes d'un carcassonnais (2)

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    Jean Ouliac (1904-1984), violoniste et professeur de musique

    Épisode 2

    J’ai été admis à l’orchestre du théâtre municipal en 1923. Je ne me souviens pas du nom du directeur ; mais le chef d’orchestre était M. Subtil, et le premier ouvrage que j’ai joué a été « Mignon » d’Ambroise Thomas. Je vous donne ce détail en raison d’une coïncidence curieuse dont je vous parlerai un peu plus loin. En 1924, le chef d’orchestre était M. Flon. Ce fut l’année où l’on a joué « Gismonda » ; et je crois que cet ouvrage n’a jamais été joué à nouveau. En 1926, après mon retour du service militaire, le directeur du théâtre était M. Pogel et le chef d’orchestre était M. Manse. Tous deux devaient exercer leurs fonctions jusqu’à la fin de la saison de pâques 1929. Il n’est pas inutile de parler de ce qu’était la saison de pâques : Jusqu’en 1929, le théâtre demeurait fermé pendant neuf ou dix mois de l’année. Il s’ouvrait à l’occasion des bals de la période du carnaval. On plaçait un plancher à niveau de la scène sur toute la surface du parterre et les danseurs évoluaient sur ce plancher. Il n’est pas difficile de comprendre que les fauteuils et les sièges du parterre subissaient, d’année en année, des dégâts progressifs ; mais la propreté et l’hygiène de la salle étaient aussi passablement malmenées. Monsieur et madame Pédron ont du vous donner d’édifiants détails concernant le nettoyage auquel il était nécessaire de procéder après les fêtes de carnaval ; mais, avant eux, il fallait entendre parler de cela par M. Falcou, et surtout, par Mme Falcou, qui s’exprimait avec vigueur et volubilité, peu soucieuse d’en rester dans ses descriptions, aux seules formes académiques. La saison de pâques commençait quelque temps après ce nettoyage. Elle durait environ deux mois ou deux mois et demi. Le gros de la troupe et le chef d’orchestre logea à Carcassonne durant cette période. On donnait, en général, une représentation le jeudi et une autre le dimanche ; quelque fois une autre le samedi. Eh bien, ces spectacles étaient bien suivis et un certain nombre de personnes assistaient à toutes les représentations. Certains même, louaient à l’année une loge qu’ils aménageaient à leur goût. En 1927, M. Pogel fit précéder la saison de pâques par une saison d’hiver. Cette année là, on donna 16 opérettes et 14 opéras-comiques ou opéras. La saison se terminait traditionnellement par une représentation de « la Traviata » ou de « La juive ». Il est évident que devant ce nombre de représentations, le nombre de ceux qui assistaient à tous les spectacles commença à diminuer et M. Pogel commença à avoir les difficultés financières que vous pouvez comprendre. Il lui arrive même de commettre quelques erreurs : le 28 avril 1929, il fit jouer « Mignon » en matinée et en soirée (vous vous rendez compte de l’effort qu’il exigeait des chanteurs, et des résultats qui pouvaient s’ensuivre. C’est ici que se place la coïncidence dont je vous parlais au début de ma lettre : j’avais été élevé au rang de premier violon  à la représentation précédente. Or, ce jour là, il y eut un concert symphonique à Perpignan auquel M. Mir tint à assister. Il fit, donc, savoir qu’il ne participerait pas à la représentation de l’après-midi. Cet avertissement eut pour effet de provoquer l’absence des cinq autres premiers violons. Je serais bien garder de les imiter, se restai donc seul comme 1er violon, et du coup j’avais à remplir les fonctions de violon solo. L’un des seconds violons se dévoua pour que je ne sois pas absolument seul au pupitre. Voilà donc, la coïncidence : en 1923, le premier ouvrage pour lequel je fus employé comme jeune second violon fut « Mignon », passant aux premiers violons, ma première exécution fut « Mignon », et la première fois ou j’ai remplacé le violon solo, j’eus encore à jouer « Mignon ». Comme on pouvait le penser, en 1930, M. Pogel arrêta les frais. Lors de la saison suivante, le directeur était un carcassonnais M. François Bernies. Le chef d’orchestre était M. Lemaire. Il succédait à MM. Waersegers, Vicker et Fistoular qui avaient dirigé l’orchestre du temps de M. Pogel. En 1933, les travaux de réfection étaient commencés. Il n’y eut pas de représentation au théâtre municipal. Le directeur du théâtre de la cité était M. François-Paul Alibert. Il demanda à M. Mir si l’orchestre du théâtre municipal accepterait de se joindre à un orchestre plus important pour les représentations d’ « Hamlet » d’Ambroise Thomas et de « Lohengrin » de Wagner qui devaient avoir lieu les 15 et 16 juillet 1933. M. Mir réunit l’orchestre et lui fit part de la proposition. On accepta, en principe, moyennant un cachet global de 6000 francs de l’époque. M. Alibert répondit par lettre : « Je ne méconnais pas l’application des musiciens carcassonnais ; mais pour 6000 frs je pourrais avoir des musiciens éprouvés » (Sic). La fin de l’histoire est facile à deviner. Après les travaux de réfection, en 1935, le directeur du théâtre municipal fut M. Valette et, jusqu’en 1939 j’eus le plaisir de jouer sous la direction de MM. Vernet, Tartanac et Albu. Quelques jours avant la déclaration de guerre, le 16 juillet 1939, un rêve que je caressais depuis longtemps se réalisa : nous jouâmes « Tannhäuser » de Wagner au théâtre de la cité sous la direction de Léandre Brouillac. Pendant la terrible période qui s’étendit de 1940 à 1945, M. Valette était toujours directeur du théâtre ; l’activité lyrique fut à peu près normale, compte tenu des difficultés de l’époque, et MM. Joly, Tartanac, Delsaux, Ange de Lucas, Chabert, Andolfi, Bessière, Gamet et Jef de Murel occupèrent le pupitre de chef d’orchestre. On peut, à cette époque, faire une remarque dont l’importance ne vous échappera pas : les autorités allemandes avaient fixé le couvre-feu à 23 heures, c'est-à-dire qu’à 23 heures, tout le monde devait être chez lui. Les allemands étaient sans pitié pour toute personne surprise dans les rues après 23 heures. Le sort de certaines personnes fut, hélas, tragique. On fit commencer les spectacles à 20 heures précises ; et il était terminé à 22h30 environ. Eh bien, on a pu constater deux choses :

        A 20 heures tout le monde était en place. Le nombre des retardataires était insignifiant.

          Il n’a jamais été fait d’autres coupures que les coupures traditionnelles dans les ouvrages tels que Carmen, Faust, la vie de bohême, Werther, La Tosca, les cloches de Corneville, etc…

    Cela vaut d’être considéré

    De 1945 à 1949, M. Viguier dirigea souvent l’orchestre ; M. Jean Trick vint aussi diriger un ou deux ouvrages mais le nombre d’ouvrages représentés diminua considérablement, ce qui provoqua de la lassitude et pas mal d’absentéisme chez les membres de l’orchestre. Pendant les saisons 1949-1950 et 1950-1951, aucun ouvrage lyrique digne du nom ne fut représenté. Le mécontentement se manifesta dans l’orchestre et dans le public. Cette situation se prolongea jusqu’en 1954 où un seul ouvrage, « Mireille », fut représenté sous la direction de Guy Lhomme. Ce fut à partir de cette date que l’orchestre commença à voir son effectif diminuer. Certains musiciens étaient découragés parce que peu d’exécutants étaient convoqués pour accompagner des revues ou des prestations de music-hall. Ils cessèrent de travailler individuellement et furent bientôt incapables de participer. D’autres furent atteints par la maladie, l’âge, quelque fois par la mort. Le remplacement n’était guère possible parce que l’école de musique était loin d’obtenir les résultats qu’elle obtient aujourd’hui. Ce fut, pour l’orchestre, le commencement de la fin. Cela contribua à ce que la saison 1955-1956 soit, encore, vide au point de vue lyrique. Le mécontentement éclata, tant dans le public que dans le reste de l’orchestre lorsque, en 1956-1957, la municipalité renouvela son contrat à M. Valette. On désespérait de l’avenir du théâtre municipal lorsque, non sans surprise, on apprit pendant la saison 1959-1960, que étiez nommé directeur du théâtre. Je me souviens de ce que, le jour où j’appris votre nomination, je rencontrais votre voisin, M. Garcès, serrurier. Je lui dis « Je vous annonce que Jean Alary est nommé directeur du théâtre municipal ». M. Garcès fut stupéfait « Jeannot, d’ici, d’à côté ? Ca alors ! » La suite, vous la connaissez mieux que moi.

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  • Les mémoires posthumes d'un carcassonnais (1)

    Il est temps, je pense, de vous faire profiter de la lecture d'un document manuscrit, que je possède dans mes archives depuis cinq ans. Ce texte exceptionnel est en fait un courrier adressé en 1980 à Jean Alary (directeur du théâtre municipal, à cette époque) par Jean Ouliac, qui est décédé depuis. Ce dernier appartenait autrefois à l'harmonie municipale et avait suivi de très près la vie culturelle de Carcassonne, depuis le tout début du XXe siècle. J'ai découpé cette lettre en plusieurs épisodes. Celui-ci concerne les débuts du théâtre de la cité et contient un passage savoureux sur l'ancien théâtre municipal.

    Épisode 1

    Il ne serait pas convenable de parler des anciennes salles de spectacle de Carcassonne sans parler du théâtre de la cité, quoique ce ne soit pas une salle (tant s’en faut). Vers l’année 1287, Philippe le hardi fit construire la partie de courtine qui sert de toile de fond au théâtre, de manière à donner la plus grande largeur possible (24m90) à la partie des lices qui se trouve derrière la courtine, pour qu’il ne soit pas possible de lancer des matières enflammées à l’intérieur de la ville. L’idée était excellente : Le prince noir en fit l’expérience en 1355, lorsqu’il voulut incendier la cité. Il dut se contenter d’incendier une partie de la ville basse. Il n’y a donc pas de théâtre ; mais, qu’on le veuille ou non, l’intérieur d’une forteresse du XIIIe siècle. Il faut arriver aux années 1905 et 1906 pour que certaines personnes découvrent accidentellement la qualité exceptionnelle de l’acoustique du lieu. De là à l’idée d’y donner des représentations, qui profiteraient en même temps de la nature du décor constitué par la forteresse elle-même, il n’y avait qu’un pas. Les premières représentations furent données en 1908. Le directeur du théâtre était le Dr Charuy et la première représentation fut « la chanson de Rolland » d’Henri Bornier, donnée le 26 juillet 1908. Je vous envoie une photographie de cette représentation. Elle fut, paraît-il excellente ; mais il faut constater que l’on se souciait assez peu du confort et de la sérénité des spectateurs. Vous savez combien je me suis interessé aux représentations du théâtre de la cité. J’ai assisté à quelques représentations avant et après la guerre 14-18. Depuis l’année 1926, j’ai suivi, dans la mesure où le théâtre a eu quelque activité, ce que l’on d’abord appelé « les fêtes d’art », et, à partir de l’année 1957, les festivals successifs. Vous êtes bien au courant de tout ce que j’ai dit et écrit à ce sujet ; et même, en 1966, vous avez bien voulu publier une de mes lettres. Que j’aie approuvé ou contesté, j’ai toujours agi dans l’intention d’être utile au développement du festival, avec l’arrière pensée de contribuer au bon renom de ma ville natale ; et cela bien entendu,  d’une manière absolument désintéressée. J’ai eu la satisfaction d’approuver entièrement les festivals 1957, 1960, 1964 et 1967. A la suite du festival 1964, qui à mon avis a été le meilleur, j’ai suggéré à un journal l’idée d’inviter les gens à crier « vive la cité ! vive Carcassonne ! » où qu’ils se trouvent au moment du bouquet final de l’embrasement de la cité. A partir de 1968, il fut visible que la plus grande partie du public n’avait plus les mêmes désirs : ils voulaient se divertir et non plus développer leurs capacités intellectuelles. Les conséquences arrivèrent immanquablement : il y eut des discordes préjudiciables au renom de notre ville. Vous vous souvenez certainement de la plaisanterie de goût plus que douteux du 20 juillet 1974. Dès 1975, ceux qui jusque là cherchions dans le festival l’occasion de revigorer nos âmes au contact des nobles pensées exprimées par les belles lettres, avons ressenti que le festival nous intéressait moins ; mais nous avions eu également l’impression de ne plus intéresser beaucoup le festival. En 1976, mon attention a été attirée par la reprise du « Cid ». Je me suis procuré le programme. J’ai d’abord constaté, que la distribution de ce document (que j’ai sous les yeux pendant que je vous écris) constituait un véritable outrage public à la pudeur ; mais, en outre, j’ai pu constater que notre dernière impression n’était pas erronée. On nous disait, même, carrément, et en langage imagé : « Ras le bol du théâtre pour intellectuels maboules » (sic) nous disait-on. C’était donc vrai ; nous étions rejetés par le festival. Rejetés et engueulés par-dessus le marché. Alors, pensant que je pouvais être l’un de ses intellectuels maboules dont on avait « ras le bol », j’ai renoncé, non sans une certaine amertume de cœur, à assister une fois encore à la représentation du « Cid ». Bien m’en a pris ! Vous n’ignorez pas ce qu’à été la représentation du 15 juillet 1976. Le compte rendu que j’en ai lu m’a inspiré une caricature dont je vous envoie une photocopie. Si j’avais assisté à cette représentation, je me serai certainement souvenu :

     

    ·         De l’après midi du 28 juillet 1912, pour lequel mes parents avaient consenti à me conduire au théâtre de la cité parce que les résultats que j’avais obtenus au cours de ma neuvième étaient satisfaisants. Au cours de cette représentation, quand Chimène repoussa l’épée de Don Sanche « du sang de Rodrigue encor toute trempée ». J’ai senti que la peau de mes cuisses devenait comme du papier-verre.

    ·         Des représentations du 5 septembre 1920 et 13 juillet 1926, au cours desquelles je ne perdis pas un mot du texte que je savais, alors, par cœur.

    ·         De la représentation du 11 juillet 1964 pour laquelle l’amphithéâtre était bariolé des coloris de luxueux vêtements portés par des indous, des arabes, des mauritaniens, d’autres encore…

    ·         Et de l’admirable représentation du 7 juillet 1966 avec Pierre Vaneck, Nita Klein et bien d’autres…

     

    Aussi, quoique je ne sois pas ordinairement bruyant, je ne sais pas si je me serais retenu de crier : «  Des tomates ! Je vous lance des tomates ! » et peut-être ; après être monté à la cité à pied, marchant déjà péniblement, serais-je descendu en voiture, dans la voiture de police.

    En ce qui concerne l’attitude du public, je dois vous dire que dans les cinémas, il ne m’a pas été donné de faire d’autres observations que celles dont je vous ai parlé au sujet de « l’idéal-cinéma » ; mais j’ai pu voir les choses d’un peu plus près au théâtre. Avant la guerre de 1914, on considérait le théâtre comme le temple de l’art. On n’y entrait pas dans n’importe quelle tenue. On soignait particulièrement sa toilette pour aller au théâtre, même si on allait aux 3e galeries. Il  était écrit  sur les affiches que les dames n’étaient admises au fauteuil d’orchestre  et aux premières sans chapeau. La mesure était dictée par un souci de dignité et d’élégance ; mais aussi, parce que le volume des chapeaux de l’époque aurait immanquablement empêché les spectateurs assis au parterre de voir la scène d’une manière satisfaisante. Je me souviens de la toute première représentation à laquelle j’ai assisté au théâtre municipal. C’était en 1911. Ma mère m’avait fait habiller comme pour une grande cérémonie, et j’avais entendu de longues recommandations relatives à la tenue à observer et à la conduite à tenir. On donnait « Mireille »  et « Les noces de Jeannette ». Je remarquai ce qui me semblait être une anomalie ; et en effet, c’en était une que l’on corrigea par la suite. Le chef d’orchestre était placé tout contre la scène, de telle sorte que les instrumentistes se trouvaient placé en arrière par rapport à lui ; mais j’attendis d’être rentré à la maison pour faire part de cette observation à mes parents. A cette époque, au théâtre, on parlait à voix basse sauf s’il se produisait quelque manifestation : si un maladroit, à l’une des trois galeries, plaçait un vêtement sur la balustrade, de telle sorte qu’il soit visible pour les autres spectateurs, toute la salle se mettait à scander sur l’air des lampions : « Le chif-fon ! Le chif-fon ! » Jusqu’au moment où le chiffon disparaissait. Pourtant le théâtre n’était ni très confortable, ni très bien entretenu. Il m’a été raconté qu’au cours d’une représentation, antérieurement à l’année 1900, on donnait « L’amour mouillé » de Varney. Dans cet ouvrage, la chanteuse personnifie « la vérité sortant, nue, d’un fruit ». Bien entendu, elle porte un maillot de couleur chair, collant, comme pour « Thaïs ». Ce soir là, quand la chanteuse enjamba la margelle du puits, son maillot, peut-être un peu trop collant, se déchira en un point particulièrement malencontreux. Le public manifesta bruyamment en frappant des pieds contre le plancher. Il s’éleva un nuage de poussière tel que des premières galeries on ne pouvait plus apercevoir un seul spectateur du parterre. Evidemment, les robes de soirée et les habits noirs supportèrent mal ce traitement.

     

    Après 1918, le sentiment de soulagement provoqué par la fin de la guerre fut la cause de ce que l’attitude des gens fut moins guindée. L’atmosphère était à la gaité, quoique ce ne fut pas encore le temps d’aller au théâtre en bras de chemise, sans cravate, et avec le col de la chemise ouvert. Parfois, pendant le spectacle, quelque réflexion plus ou moins spirituelle était proférée  à haute voix, et déjà, on n’en était plus scandalisé. Je me souviens de ce qu’au cours d’une représentation de « Le jour et la nuit » (Lecocq), le comique, qui joue le rôle du factotum d’une infatigable voyageuse doit donner l’impression d’un homme qui tombe de sommeil. Ce soir là, l’acteur s’appuya sur l’un des côtés de scène et, au cours de sa mimique, il fit semblant de tomber dans la fosse d’orchestre ; mais son geste alla, peut-être, un peu plus loin que ce qu’il aurait voulu, et si, effectivement, il ne tomba pas dans la fosse, il ne le dut qu’à ses réflexes et aussi à pas mal de chance.

    Alors, dans la salle, une dame que je connaissais bien et que j’ai bien identifiée, poussa un cri strident suivi de : «  Moun dious, que m’agaço aquel maquarel d’homé ! » elle eut autant de succès que le comique.

    Le 22 mai 1928, nous jouons « La juive ». Nous en étions au récitatif qui précède la romance : « Il va venir et d’effroi je me sens frémir d’une sombre et triste pensée, mon âme, hélas est oppressée. Mon cœur bat, mais non de plaisir et cependant, cependant, il va venir. La nuit et le silence, l’orage qui s’avance, augmentent ma terreur, l’effroi, la défiance s’emparent de mon cœur…

    A ce moment, dans la salle, quelqu’un cria : « Eh bé ! Quouro es qu’arribo ? » Mettez-vous à la place de la chanteuse.

    Quand on donnait « La favorite », une tradition voulait que lorsqu’on arrivait au chœur des seigneurs, après les mots : « Que nul de nous n’accepte ses faveurs ; qu’il reste seul… » Toute la salle se mettait à crier : « Un, deux, trois » et malheur au chef d’orchestre qui n’aurait pas voulu accorder ses trois temps, qui me correspondaient, cependant, en rien à la partition. On n’aurait pas pu continuer l’exécution de l’opéra. Une fois, un homme, venu certainement dans la seule intention de crier : « Un, deux, trois » craignait tellement de laisser passer l’instant, qu’il cria : « Un, deux, trois » tout seul, une bonne dizaine de minutes avant que l’on chante le chœur des seigneurs… Eh bien, on s’est borné à rire.

     

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