Pouvait-on prêter à Claude Lanzmann des idées de la droite nationaliste, lorsqu’il déclara à Laure Adler sur France culture le 28 décembre 2005, que Jean Cau était oublié à tort et que son talent était extrême ? Lorsque le réalisateur de Shoah ne tarit pas d’éloges, celui qui fut écarté des cercles dit « vertueux » des intellectuels parisien après avoir pris ses distances avec la gauche marxiste, c’est sans doute pour d’autres raisons. Des raisons pour dénoncer peut-être l’injustice d’un ostracisme politique, visant à cataloguer une excellente plume en pamphlétaire misogyne et nationaliste. Quel autre totalitarisme idéologique que celui qui sévit encore dans bon nombre de partis, où la brebis au bercail devient une bête féroce lorsqu’il le quitte ! On oublie à dessein le talent et l’on fustige en procès d’intention réactionnaires, la réputation de celui qui a repris avec sa liberté, l’inventaire idéologique de son ancienne chapelle. Jean Cau fit le grand saut…
© Jean Loup Sieff
Né le 8 juillet 1925 à Bram d’un père ouvrier agricole (Etienne) et d’une mère (Rose) femme de ménage, le jeune Cau mène néanmoins l’existence heureuse d’un gamin de sa génération. Chez cette famille laborieuse, on écoute religieusement les discours politiques en faveur de la victoire du prolétariat, relayés par la tante Gilberte Rocca-Cau, député communiste du Gard. Etienne amène son fils dans les meetings de soutien à la cause des républicains espagnols, émigrés dans l’Aude à cause de la guerre civile. A l’école primaire, l’instituteur M. Castel décèle chez Jean Cau de grandes facultés intellectuelles ; il pense que son élève doit poursuivre ses études au lycée et décide d’en parler à son père. « Au lycée ? Cela va me coûter des sous. Il pourrait aller jusqu’à être instituteur mais à part ça, je ne pourrai pas faire l’effort, dit-il. » L’instituteur cherchant à le convaincre, lui fait entrevoir la possibilité d’obtenir des bourses et d’apprendre le latin. « Le latin ? C’est pour devenir curé, renchérit-il. » Finalement, Jean Cau ira au lycée de Carcassonne. Il y fait la connaissance de jeunes de son âge qui deviendront ses amis, comme le futur bâtonnier Clément Cartier.
Clément Cartier et Jean Cau, rue de la gare
Après une licence de philosophie, il monte à Paris et prépare l’Ecole Normale Supérieure au lycée Louis-le-Grand. C’est là que Claude Lanzmann fit la connaissance de Jean Cau qui était, d’après lui, persuadé que pour réussir dans le monde littéraire et intellectuel parisien, il fallait être le secrétaire d’un grand auteur. Alors qu’ils se trouvent tous les deux dans la salle d’étude de Khâgne, Cau écrit devant lui à Camus, Benda, Paulhan, Genet, Cocteau et Sartre. Ce dernier fut le seul à lui répondre ; il lui donna rendez-vous au café de Flore à Saint-Germain-des-près. Sartre sortit un paquet de papiers de sa poche et dit à Cau : « Débrouillez-vous avec ça. » Pendant neuf années (1947-1956), Jean Cau restera au service de Sartre et lui servira bien de souvent de nègre. On pourra lire le portrait délicieux qu’il dresse de l’auteur de Huis clos, dans « Croquis de mémoire » paru en 1985. Au milieu des intellectuels de gauche de ce Saint-Germain-des-près, Jean Cau se trouve un peu décontenancé :
« Je découvre que tous ces intellectuels étaient tous d’origine bourgeoise, mais qu’ils adoraient le peuple et qu’ils adoraient la gauche. Ils n’ont jamais vu un ouvrier de leur vie, ils ont des domestiques, ils ont des bonnes, mais ils sont de gauche. Ils allaient au peuple parce qu’ils n’en sortaient pas. »
Jean-Paul Sartre
Après avoir quitté Sartre, Jean Cau se désolidarisera progressivement de la gauche. Pas parce qu’elle était archaïque, mais car elle avait trahi ses origines. Il entre dans le journalisme à l’Express aux côtés de Servan-Schreiber et François Giroud où il rédige avec talents des articles sur l’actualité. En 1961, il dénonce les violences contre les manifestants algériens ordonnées par le préfet Maurice Papon, dont on sait aujourd’hui quel fut son rôle dans la déportation des juifs Bordelais. L’année suivante, son enquête sur « L’OAS au lycée » choque une partie des lecteurs. En février 1962, il écrit que les manifestants du métro Charonne sont morts pour rien ; quelques mois plus tard, il signe un papier dans lequel il indique que l’Algérie est ruinée. Cela lui vaudra les désaccords venant de la gauche. Ce sens de la vérité et de la franchise, que selon lui les politiques n’ont pas, il va le payer bientôt. Auparavant, il obtient le Prix Goncourt en 1961 pour son roman « La pitié de Dieu » - écrit en Andalousie - au troisième tour de scrutin à six voix contre deux à Jean-Pierre Chabrol.
« La pitié de Dieu ressemblait fort un Huis clos. Jusqu’à l’angoisse qui y prenait la forme toute sartrienne d’une araignée dans le plexus. Le soir, je me souviens, Cau était gai comme rarement. La revanche était belle. Il n’était pas que farouche, évidemment. Ni aussi misogyne que l’ont cru les féministes, qu’il s’ingéniait à irriter. Il poussait le plaisir de déplaire jusqu’à la joie de se faire détester. Ce fut particulièrement vrai avec les intellectuels de gauche, empressés de classer à l’extrême droite fascinante ce traitre qui ne trahissait rien que les mensonges et les ridicules du moment. […] On ne nait pas impunément à quelques kilomètres de la frontière espagnole. Cau est un des grands écrivains andalous de langue française, à la suite de Mérimée, Gautier, Barrès, Montherlant. Il l’a prouvé avec Sévillanes, ses nombreux écrits sur la tauromachie et un de ses derniers livres publiés, Le roman de Carmen. » (Le Monde / 20 juin 1993)
Nous l’avons dit, Jean Cau prend ses distances avec la gauche au début des années 1960. Toutefois, le divorce semble vraiment prononcé lors de l’élection présidentielle de 1965 au cours de laquelle il soutient ouvertement le général de Gaulle contre Mitterrand. L’homme du 18 juin le fascinait ; il dressera un portrait de lui dans Croquis de mémoire : « Il m’a plu parce qu’il disait : quand vous avez des problèmes, montez vers les sommets. » On s’aperçoit quand même qu’il ne s’agit pas du refus des idées de la gauche, mais de ceux qui les incarnent car, si Mendès-France avait été candidat de la gauche, il avoue qu’il aurait voté pour lui :
« Car j’aurais su que je donnais ma voix à un homme qui, avant d’être le candidat de cette gauche, aurait exigé de celle-ci non point des embrassades démagogiques, mais des engagements catégoriques. Je vois l’ombre de Guy Mollet se profiler derrière Mitterrand comme celle d’une vieille sorcière de Goya derrière la mantille de la jeune fiancée. (Le Monde / 4 décembre 1965)
Jean Cau ne donne absolument pas sa confiance à François Mitterrand « le candidat de la onzième heure rapetassé avec du sparadrap » ou encore dans Lettres ouvertes aux têtes de chiens : « De Gaulle n’aurait pas fait le coup de l’Observatoire »
En cette année 1965 sort « Le meurtre d’un enfant ». Cau y évoque un souvenir de l’Occupation ; il y décrit un jeune tankiste SS beurrant sa tartine avec un poignard. La critique aussitôt lui reproche une fascination suspecte. C’est précisément l’époque où le romancier s’est complément affranchi de son passé idéologique : « Il y a des gens qui me demandent si je suis de gauche ou de droite. Je leur réponds que je suis en liberté. Je ne suis pas un militant, mais un aventurier, un voltigeur, un flanc-garde. » En quittant la gauche, Cau était sensé avoir perdu son talent… Peut-être le renvoyait-on à ses origines modestes issu de la province, quand ce Paris parfois se fait plus intelligent qu’il ne l’est au fond de ses bistrots : « Mes ancêtres sont paysans depuis la nuit des temps, et c’est la noblesse de ma lignée et de ma race que nous n’ayons jamais rien acheté et rien vendu. » Il persiste à en vouloir à ses anciens amis de n’avoir pas voulu ouvrir les yeux sur ce qui se passait en Union soviétique : « Je crois que, vraiment, le socialisme et le communisme, de même que le renard la rage, véhiculent le totalitarisme et véhiculent la terreur. » Le divorce allait-il tourner à l’affrontement sur fond de droit d’inventaire ?
Marie Bell et Alain Delon dans "Les yeux crevés"
A la fin de 1967, les représentations de sa pièce de théâtre « Les yeux crevés » qui devait être jouée au théâtre du gymnase doivent être annulée. La comédienne Marie Bell venait de se fracturer le fémur. Elles seront finalement données au mois d’avril 1968 avant que les évènements de mai n’y mettent définitivement fin. Outre Marie Bell et Jacques Dacqmine, son ami Alain Delon faisait aussi partie de la distribution. Dans cette pièce, un ancien pilote de course allemand tue son petit ami italien parce qu’il n’ose pas supprimer avec une drogue, la vieille milliardaire à qui ils servent pour vivre de mari platonique et d’amant œdipien. « Dans les yeux crevés, je dégorge une de mes obsessions de fond et que je suis à la trace dans tout ce que j’ai écrit, que ce soit Les oreilles et la queue, le Meurtre d’un enfant ou le Spectre de l’amour : c’est l’exaltation du rapport entre hommes, face à cette merveille et à ce démon qu’est la femme. C’est l’amitié face à l’amour. L’amitié entre hommes avec tout ce que cela implique de liberté, de richesse de cœur, d’adolescence perdue, de tendresse virile et de cruauté, de fidélité qui, lorsqu’elle est trahie, fait s’écrouler le monde. » Dans Le monde, les critiques de Bertrand Poirot-Delpech se font de plus en plus acerbes à chaque production littéraire de Jean Cau, qui à partir de 1970 se lance des écrits pamphlétaires.
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C’est aussi le moment où il commence à collaborer avec Paris-Match et à s’approcher du G.R.E.C.E ; un mouvement jugé nationaliste dans le style du club de l’horloge mais où l’on rencontre des personnes venues d’univers politiques différents. A partir de cette époque, la pensée de Jean Cau combat l’égalitarisme, qui est responsable, selon lui, du nivellement vers le bas et contraire aux lois de la nature. Pour avoir étudié les archives de la Seconde guerre mondiale, on retrouve exactement cette pensée dans les documents de propagande insufflés aux Franc-gardes de la Milice. Les idées de la Révolution française sont responsables des maux du monde contemporain et de sa décadence. Le Discours de la décadence de Jean Cau sort en librairie en 1978 ; une contradiction à une année près… Une passion pour Che Guevara sort l’année suivante. Cau avait rompu depuis longtemps avec les idées de Sartre et proclamait son admiration à Ernesto Guevara, révolutionnaire marxiste. Son livre se fit immédiatement découper par la critique.
« Voir le chantre des bien-pensants s’éprendre du Che Guevara, c’est un peu imaginer Maurras internationaliste ou le pape phonographique. (Le Matin / Christian Deschamps)
« Jean Cau aime Che Guevara à sa manière : celle d’un violeur de tombeaux, profanateur de sépultures. (Benoît Rayski / France soir)
« Jean Cau a voulu rendre le sacrifice du Che acceptable pour un anti-révolutionnaire en le dépouillant de ses intentions et de sa signification politiques, au profit de ses seuls aspects humains. (Poirot-Delpech / Le monde) »
Poussé par ses amis, Jean Cau entrepris en 1989 de briguer le fauteuil d’Edgar Faure à l’Académie française. A contre emploi, son aventure est racontée dans Le candidat, un ouvrage posthume préfacé par Alain Delon. C’est Michel Serres qui fut élu le 29 mars 1990 ; Jean Cau s’était certainement fait suffisamment d’ennemis pour ne pas être autorisé à entrer sous la coupole. A commencer sans doute dans les alcôves par le président Mitterrand et plus certainement par Bertrand Poirot-Delpech, le journaliste du Monde devenu académicien en 1986.
La tombe de Jean Cau à Carcassonne
Le vendredi 18 juin 1993, Jean Cau s’éteignit à Paris des suites d’un cancer. A ses obsèques à la cathédrale Saint-Michel de Carcassonne, on comptait une cinquantaine de personnes dont le maire Raymond Chésa. Il fut ensuite inhumé au cimetière de La conte, où il repose depuis maintenant vingt-sept ans. Le 30 juin 1994, le conseil municipal donnait son nom à l’emplacement de l’ancien abattoir, où Raymond Chésa comptait bien construire des arènes. Aujourd’hui, l’espace Jean Cau accueille notamment les spectacles taurins auxquels le romancier vouait une grande passion.
Dernièrement Fabrice Lucchini reprenait des textes de Jean Cau dans son spectacle Des écrivains parlent d'argent. Un monologue arrêté par la crise sanitaire actuelle. Dans l'Aude, Jean Cau reste une bête immonde qu'il faut tenir absolument à l'abri des lectures. Ce fils de paysan audois ramena pourtant le seul prix Goncourt du département, mais de cela on n'en a cure ici.
On pourra entendre ci-dessous Jean-Pierre Daroussin
Distinctions
Prix Goncourt 1961 / La pitié de Dieu
Prix de l'Académie 1980 / Nouvelles du paradis
Prix Gustave Le Métais-Larivière 1985 / Croquis de mémoire
Sources
A voix nue / France culture / 28 décembre 2005
Alain de Benoist / Ce que penser veut dire / Ed. du Rocher
Archives du journal Le Monde
Ina / Radioscopie / Jacques Chancel
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