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  • L'histoire mouvementée de la fontaine de la Place Carnot

    © A. Pignon

    En 1744, le Conseil de la Communauté de Carcassonne conçut la pensée d’utiliser les eaux de l’Aude pour les besoins de la ville. L’exécution ne se fit pas attendre ; et bientôt après, le bassin de l’Origine et son aqueduc amenaient dans nos murs une grande quantité d’eau. Là, où il ne suffisait que autre à dix litres par jour et par individu, ce progrès en achemina cinquante litres. Il en coûta plus de deux cents mille livres au trésor municipal, somme énorme pour cette époque. Après la réalisation de cette œuvre capitale, les administrateurs de la Communauté voulurent consacrer leur précieuse conquête par une fontaine monumentale, qui, tout en l’utilisant, devint l’un des plus beaux monuments de la ville. Il y eut dès l’abord beaucoup d’hésitation sur les plans et dessins à adopter, sur la nature des matériaux qu’il convenait d’employer. Nous en trouvons la trace dans les nombreuses délibérations municipales.

    Le premier dessin fut envoyé de Paris à l’évêque de Carcassonne, par Monseigneur Lenain, alors Intendant de la province du Languedoc. Ce magistrat en prescrivit l’exécution par son ordonnance du 19 août 1750. La fontaine devait être en pierre de Voisins, ce qui flattait médiocrement le goût des Carcassonnais. Aussi, M. Lenain ayant été remplacé par le vicomte de Saint-Priest, le Conseil de la Communauté fut convoqué, le 22 juillet 1751, par M. François-Antoine Roudil, Ecuyer Conseiller du Roi, Maire perpétuel. Cet homme lui exposa : « Qu’il avait eu l’honneur de parler plusieurs fois à M. Le vicomte de Saint-Priest du projet imposé par son prédécesseur, qu’il avait même fait faire un petit modèle en terre qui avait l’approbation de ce Seigneur ; que le modèle a été trop fragile pour supporter le transport, et qu’il se trouve obligé de ne présenter à l’assemblée qu’un simple dessin, en la priant de délibérer sur les ouvrages à faire à la dite fontaine, ainsi qu’il en a été chargé par ledit Seigneur Intendant. Rien n’est aujourd’hui plus pressant. Il est nécessaire de déterminer, si en exécutant ledit dessin il convient mieux d’employer le marbre que la pierre de Voisins ; qu’il croit devoir observer à l’assemblée, que vu la proximité des carrières de Caunes, la différence du prix de l’un à l’autre ne saurait être considérable ; que tous les sculpteurs trouvent indifférent de travailler l’un ou l’autre et le feront au même prix ; qu’en employant du marbre, on peut en varier les couleurs et les nuances, soit dans le bassin coquille, dauphins, etc. »

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    Le Conseil accueillit cette proposition, décida que la fontaine serait faite en marbre, conformément au dessin qui lui était présenté, « sauf les quatre lions, qui devaient être placés aux encoignures, qui seraient supprimés, parce qu’étant trop rapprochés du public, on serait dans le risque de les voir bientôt mutilés. »

    Cette délibération est signée par le maire perpétuel, et MM. Jean-François de Besaucèle, conseiller du roi, lieutenant principal de la sénéchaussée, lieutenant de maire perpétuel ; Bernard Galibert, Jean-Jacques Saintagne, Louis Bouichère, Fulcrand Carles, consuls ; Jean Pont, conseiller procureur du roi ; Gabriel Maurel, magistrat présidial ; Olivier Alibert, Bernard Estribaud, Antoine Rolland, Philippe Dalas, bourgeois ; Jean Astoin, médecin, et Jean Cessou, syndic des habitants forains, tous conseiller politiques de la Communauté.

    L’Intendant approuva cette décision, et la construction de la fontaine en marbre avec son bassin, fut adjugée le 25 avril 1752 pour la somme de 11 800 livres, au sieur Isidore Barata, sculpteur italien, de résidence à Montpellier, sous le cautionnement du sieur Farissinet, négociant de la même ville. Il fut convenu que les paiements seraient fractionnés et faits au fur et à mesures des ouvrages.

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    Le 1er décembre suivant, le Conseil s’étant assemblé de nouveau, M. Saintagne, second consul, lui exposa que le sculpteur Barata avait représenté l’Intendant, que les diverses parties de la fontaine qui devaient pitre exécutées en marbre de Caunes seraient plus belles, plus élégantes, plus nobles et plus solides, s’il l’on employait du marbre d’Italie, offrant de l’établir dans ces nouvelles conditions au moyen d’un augmentation de 1200 livres sur le prix de son bail ; que Mgr l’Intendant n’ayant rien voulu statuer par lui-même, avait ordonné qu’il en fut référé au conseil. Sur quoi, il fut délibéré : « Qu’on s’en remettait à ce qu’il plairait à Mgr l’Intendant de décider, persuadé d’avance qu’il en résulterait le bien et l’avantage de la Communauté, étant néanmoins nécessaire de représenter à mon dit Seigneur Intendant que les marbres de Caunes sont solides, et une sont pas aussi cassants que l’annonce le sieur Barata ; que ceux d’Italie ont à la vérité le grain plus fin et sont plus doux au travail, mais aussi ceux de Caunes ont plus grand état et conviennent infiniment dans les ouvrages publics, surtout quand ils sont employés avec partie de ceux d’Italie, parce que les différents marbres se relèvent les uns les autres, et forment une vérité de couleurs qui flatte beaucoup la vue. Les marbres de Caunes sont estimés en Italie puisqu’on en tire chaque années une quantité considérable, et le sieur Barata ignore sans doute que les carrières de Caunes fournissent des pièces d’une pesanteur et d’une grandeur énormes, puisqu’actuellement on en lève pour la ville de Toulouse du poids de deux cents quintaux et au-dessus, destinées à la façade du Capitole ; et des gens du métier osent avancer que les carrières d’Italie n’en fourniraient pas d’un si grand poids. Enfin, il est constant que les marbres de Caunes, par leurs qualités et la vivacité de leurs couleurs, résistent plus longtemps aux injures de l’air que ceux d’Italie. »

    Ce chaleureux plaidoyer en faveur des marbres de Caunes fit rejeter la proposition de Barata, et la fontaine dut être construite conformément au plan adopté le 25 avril 1752. Un local dépendant des casernes fut mis à la disposition de l’artiste, qui dut commencer immédiatement son œuvre. Malheureusement, il ne put ou ne voulut pas tenir ses engagements, et lorsqu’après une longue attente, après qu’on lui eût compté, sur les assurances qu’il donnait des progrès de son travail une somme de 5297 livres, on voulut vérifier ce qu’il avait fait. L’estimation des ouvrages finis ne se porta qu’à 1590 livres, en sort que la ville se trouva en face d’un découvert de 3707 livres, et de quelques pièces de marbres ébauchées que Barata n’avait pu emporter dans sa fuite. Dans cette situation, le conseil se décida après sept ans de patience le 14 septembre 1759, à diriger des poursuites en folle enchère et en restitution de la somme perçue, contra Barat et Fraissinet, sa caution. 

    Le procès fut interrompu par la mort de tous les deux. Le sculpteur ne laissait pour tout bien que les 35 pièces de marbre abandonnées, évaluées à 1699 livres. Ses enfants avaient renoncé à sa succession. Fraissinet laissait des héritiers vis-à-vis desquels l’instance fut reprise, et l’adjudication à la fille enchère de la fontaine put être enfin ordonnée le 18 octobre 1763, par-devant Maître de Murat, subdélégué de l’Intendant. Or, les plans et les dessins primitifs avaient été égarés, on ne les retrouva qu’en 1766. Mais alors un un seul des enfants de Fraissinet vivait ; il était sans ressources et faisait proposer la résiliation du traité offrant d’abandonner les blocs délaissés par Barata, les cent livres dues par le tracteur de Caunes, et le paiement de la somme qui serait arbitrée pour l’indemnité de la folle enchère, priant la ville d’observer « que son père n’avait rien reçu sur les 5297 livres comptées au sculpteur et que les facultés de la succession étaient bien minces. »

    Le conseil eut égard à sa demande, et comme un Sieur Prémont de Caunes se présentait pour exécuter la fontaine moyennant 9301 livres, on trouva juste de mettre à la charge de Fraissinet fils, une somme de 2798 livres, qui avec les 6503 livres que la ville avait encore en main, formaient le total du prix réclamé par Prémont. Cette délibération prise le 30 juin 1788 resta encore inexécutée. Fraissinet n’ayant pas voulu s’y soumettre, étant d’ailleurs dans l’impuissance de payer l’indemnité stipulée.

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    © Viinz

    Carrière de marbre incarnat de Caunes-Minervois

    La ville jouait vraiment de malheur ; l’exécution de la fontaine semblait impossible ; les lenteurs déjà subies avaient paru dégoûter le public du projet primitif. Une réaction s’était faite contre le marbre de Caunes, si vanté le premier décembre 1752. 

    Au commencement d’avril 1767, M. Paul Siman, premier consul, représentait au conseil : « que le dessin convenu par Barata père ne plaisait guère au goût, et que selon l’avis de tous les architectes, cette fontaine construite en marbre de Caunes eut été fort vilaine, parce que ce marbre n’est pas propre pour être exposé en plain air, à l’eau, à la pluie et à la gelée. »

    On était dans cet embarras lorsque Jean Barata, fils aîné, désirant finir un ouvrage commencé par son père, bien qu’il eût répudié sa succession, offrit par soumission au greffe, d’entreprendre la construction sur un nouveau dessin qu’il présenta, et de la faire en marbre blanc veiné d’Italie, qui est celui qu’on emploie pour les ouvrages exposés à l’air, sauf le grand bassin qui demeurerait en marbre de Caunes incarnat. Il demandait pour cela :

    1. Qu’on lui payât les 6503 livres qui restaient dues sur le bail consenti à son père
    2. 4200 livres en plus
    3. La cession des 35 pièces de marbre
    4. La renonciation à tous recours contre les héritiers Fraissinet

    Avant d’agréer définitivement cette proposition, le conseil voulut qu’une commission composée des consuls, du procureur du Roi de l’hôtel de ville, de MM. Astruc, avocat, Dominique Ramel, François Galibert, bourgeois ; Germain Pinet aîné, négociant ; Mathieu Dufoure, chevalier, Rollin et Dolbeau, ces trois ingénieurs architectes, se prononcent sur le choix à faire entre les plans du père et du fils, et sur le prix réclamé par le nouvel entrepreneur.

    L’avis de cette commission ayant été favorable, le traité primitif fut annulé le 9 avril 1767 et une nouvelle convention conclue avec Jean Barata, qui s’obligea à exécuter, dans le délai de deux ans, la fontaine en marbre d’Italie, savoir : les figures en marbre statuaire, et le reste en marbre blanc veiné, pour 10 500 livres. Le 5 mai suivant, l’intendant donna son approbation et le sculpteur se mit à l’œuvre. Le délai imparti ne put lui suffire, et sans mentionner les diverses délibérations qui intervinrent sur ces réclamations, disons que le 15 octobre 1770, on s’aperçut qu’il convenait de placer la fontaine sur une terrasse proportionnée à la grandeur de la place ; que la construction en fut adjugée en janvier 1771, au sieur Albarède, pour 3351, et que la fontaine ne fut terminée qu’au mois de mai suivant. 

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    Neptune, roi des eaux

    Le 13 de ce mois, le conseil nomma le sieur Duffourc, ingénieur ; Parent, sculpteur, pour conjointement avec le sieur Bertrand fils, maître serrurier, choisi par Jean Barata, être procédé à la vérification de la fontaine. Ces experts constatèrent : « que l’artiste avait non seulement exécuté l’ouvrage conformément au plan et autraité, mais encore qu’il les avait outre-passés, pour donner à certaines parties plus d’agrément : que les écussons du roi laissaient seuls quelque chose à désirer. » Sur ce rapport et malgré cette légère imperfection, le conseil délibéra le 3 juin de la même année qu’il y avait lieu de compter à Barata le solde du prix convenu, et de plus une indemnité de 700 livres pour frais imprévus, vu « que les citoyens témoignent beaucoup de satisfaction de cet ouvrage. Le surlendemain Barata fut payé et donna sa quittance définitive. La fontaine coûta donc à la ville une somme totale de 19938 livres, ainsi décomposée : 5297 livres payées à Barata père, 11200 à Barata fils, 3351 à Albarède pour la terrasse.

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    © Aude Pays Cathare

    La tradition populaire nous apprend que de grandes fêtes eurent lieu non seulement à cette occasion, mais encore à l’arrivée des principales pièces. Toute la population se rendit à l’écluse de Foucaud, et il fallut même démolir la porte de Toulouse pour introduire le bloc d’où est sortie la coquille ; mais ces faits n’ont pas laissé de trace dans les registres officiels.

    Anno Domini MDCCCLXXI

    Antonio Thoron ; Joanne Pont ;

    Arnaldo Mauzot ; Ludovico Bernard ;

    Procuratore Regio

    Joanne Francisco Besaucèle

     

    Grata Tuus, Carcasso, ferte dûm

    Munera Lanæ

    Agnus ; opes variæ, fonts ut unda, fluent.

     

    Quas tulit anmis

    Atax pulcherrina nympha decoræ

    Sedis amans, querulo murmure,

    mæsta fugit.

     

    Marmora temus edens,

    edet hæc insigna Regis.

    Temporis invidiam vincet amore pater.

     

    Ut fugit unda fluens,

    Fugient sic ludicra cæcæ

    Munera fortuna ; nec manet usque favens.

    Ingratitude des hommes ! Le marbre porte à la postérité le nom des consuls de Carcassonne, et pas un ne sait le nom du créateur de la fontaine, et il faut soulever la poussière de nos vieux registres pour apprendre que nous devons ce monument à l’habile ciseau de Jean Barata de Massa-Carrara, dans les états du duc de Modène.

    Sources

    Eugène Birotteau,

    ancien maire de Carcassonne

    15 septembre 1849 

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  • Bonne année 2021 !

    Chers lecteurs,

    Je vous présente tous mes vœux de bonne santé et de joies. Que 2021 vous apporte tout ce que vous souhaitez. Vous pouvez encore compter sur moi pour alimenter ce blog en articles historiques inédits et richement documentés. Vous êtes très nombreux à me lire et à me suivre sur les réseaux sociaux, même si certains parmi vous ne se manifestent jamais. Je vous en remercie. 

    Bien sincèrement,

    Martial Andrieu

  • La Manufacture royale de la Trivalle

    En 1694 le sieur Guillaume Castanier acheta à Messire François Etienne d’Auterive, conseiller au parlement de Toulouse, plusieurs maisons situées « dans les faubourgs de la Cité, au bout du pont de la rivière d’Aude ». Il y établit une fabrique de draps; et c’est là l’origine de la Manufacture. S’il est difficile de déterminer à quelle époque ces bâtiments avaient été construits, une fenêtre de la première cour portait la date de 1603 gravée sur la pierre. 

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    Guillaume Castanier

    Guillaume Castanier avait été d’abord marchand drapier ; c’est le titre que lui donne la liste des consuls de Carcassonne à la date de 1679. Puis il devint conseiller du roi au Présidail ; ce qui équivalait aux fonctions de juge au tribunal civil. Enfin, après avoir passé quelques années dans la magistrature, il retourna à ses premières occupations, et il se fit de nouveau fabricant de draps vers l’année 1694. Il prit avec lui quelques associés, entre autres le sieur Poussonel, et il s’installa dans les locaux qui furent dès lors appelés la Manufacture de la Trivalle.

    A cette époque, le Languedoc expédias une grande quantité de draps dans le Levant. Les relations commerciales entre ces deux pays étaient très anciennes : elles dataient du règne de François 1er. Mais depuis elles avaient été interrompues par la concurrence des Hollandais, et c’est seulement sous le ministère de Colbert qu’ales avaient été reprises. Grâce à lui, nos fabricants purent recommencer la lutte, et ils firent si bien qu’à la fin du XVIIe siècle, les draps de Saptes, de Clermont et de Carcassonne étaient partout préférés aux draps d’Amsterdam et d’Utrecht.

    Il y avait quatre espèce de draps destinés au Levant : les Mahons ou draps de première qualité, les Londrins premiers qui se vendaient environ 12 livres l’aune, les pondrons seconds qui valaient de 8 à 10 livres, enfin les Londres qui se payaient seulement trois ou quatre livres. Le Languedoc fabriquait en outre de draps fins pour l’intérieur du royaume et des draps grossiers pour l’Allemagne, la Flandre, la Suisse, Gênes, la Sicile et Malte.

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    L’industrie n’était pas libre. Les ordonnances royales de 1666, de 1669 et de 1671 renfermaient au contraire les prescriptions les plus minutieuses sur la fabrication des draps. Par exemple, l’ordonnance du 28 octobre 1666, rendue spécialement pour les manufactures du diocèse de Carcassonne, comprend 72 articles. Les articles 8 à 13 fixent la longueur et la largeur des pièces, la laine qu’il faut employer pour chaque qualité, le nombre de fils que doit avoir la chaîne. Les articles 27 et 28 s’occupent du foulon, l’article 29 de la teinture, l’article 30 de la tondure, l’article 43 des épincheuses, etc. Tous ces règlements formaient comme une sorte de filet qui enveloppait de toutes parts le fabricant.

    Pour en assurer l’exécution, Colbert avait établi que « quatre Baïlles ou surposés marchands » élus le jour de l’Ascension par les fabricants de Carcassonne, de Saptes et de Conques, seraient chargés de vérifier chaque semaine les draps fabriqués dans le cours des opérations. 

    D’après l’ordonnance de 1666, les baïlles et même les simples marchands pouvaient « aller, quand bon leur semblait, aux maisons des maîtres tisseurs pour voir sur les métiers si la chaîne était de la largeur convenable. Les « draps, serges et autres étoffes » devaient être inspectés au sortir du foulon par les jurés en charge, et confisqués par ordre du juge de police, si l’on y trouvait « de la défectuosité. » Des peines sévères avaient été portées contre les délinquants, l’amende, la saisie des marchandises et quelques fois le carcan. Basville constate dans ses Mémoires que les marchands de Carcassonne avaient une propension naturelle à fabriquer de mauvais draps, parce qu’ils tenaient à s’enrichir rapidement pour abandonner ensuite le commerce.C’est contre cette habitude que Colbert s’efforça de réagir. Il les obligea de faire de bons draps, afin de rendre aux fabriques du Midi la réputation et le débit qu’elles avaient perdu au commencement du siècle. Ses espérances ne furent point trompées. En 1694, le Languedoc produisait environ 30 000 pièces de draps faits, d’après Basville, « dans la perfection », étaient pour la plupart envoyés en Orient.

    Le moment était favorable pour Castanier, lorsque’il fonda la Manufacture. Son premier soin fut d’adresser un mémoire au roi pour obtenir quelques secours pécuniaires. Comme l’Etat avait sur les manufactures des droits forts étendus, il en résultait qu’il avait aussi de grands devoirs à remplir envers elles, et les fabricants, qui se voyaient imposer tant d’obligations, croyaient qu’il leur était bien permis d’invoquer l’assistance du roi pour en soutenir le fardeau. 

    Au moment d’entreprendre la fabrication des draps, les manufactures royales de Saptes et de Clermont l’Hérault, avaient reçu de la province, sur l’ordre du roi, des faveurs considérables : une somme de 130 000 livres prêtées sans intérêts pour plusieurs années, une pistole de 10 livres pour chaque pièce de draps, l’exemption des droits d’entrée et de sortie que payaient à Marseille les marchandises de Carcassonne destinées au Levant. Castanier réclama dès l’année 1694 les mêmes avantages ; il ne sollicita cependant aucune avance d’argent. Le roi lui fit accorder en 1695 par les Etats du Languedoc, une pistole pour chaque drap sortir de ses ateliers, à condition qu’il livrerait tous les ans au commerce 400 pièces de 30 aunes. 

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    © GilPe

    Cela ne suffit point à Castanier. Il voulut que la Manufacture de la Trivalle fût érigée en manufacture royale, « afin de lui donner la même réputation qu’avaient celles de Saptes et de Clermont. » La demande fut agrée. Par ses lettres patentes du mois d’octobre 1696, le roi lui permit de placer sur la porte principale un tableau de ses armes avec ces mots au bas « Manufacture royale de la Trivalle ». L’inscription existe encore, mais l’écusson a été effacé à la Révolution française. 

    C’était là un grand honneur pour Castanier, et il en fut d’autant plus fier que les lettres patentes du roi constataient la rapidité des progrès de son établissement. Mais elles lui procurent un avantage encore plus précieux. Nous avons vu que les draps étaient soumis à un contrôle rigoureux de la part des simples marchands qui pouvaient à tout moment inspecter les ateliers des tisseurs. Toutes ces visites étaient une gêne perpétuelle pour Castanier, surtout quand la prospérité de sa manufacture lui eût fait dans la ville des ennemis nombreux, en provoquant la jalousie. Pour pallier à ces inconvénients, le roi, par ses lettres patentes de 1696 et par un arrête rendu en 1700, interdit aux marcahds de la Ville basse et de la Cité « d’entreprendre aucune visite » chez Castanier, et il décida qu’à l’avenir ce droit ne serait exercé que par l’inspecteur des manufactures du diocèse.

    Malgré tous es efforts, Castanier ne put pas élever la manufacture de la Trivalle au niveau des manufactures de Saptes et de Clermont. Celles-ci étaient plus favorisées et elles gardèrent longtemps une plus grande importance. Sans parles des sommes d’argent qui leur avaient été prêtées par la province. Castanier abandonna le commerce deux après. Le 19 juillet 1717, par acte passé sous seing privé, Noble Guillaume de Castanier, seigneur baron de Couffoulens, Cuxac et autres lieux, céda à mademoiselle Julie de Rivals, veuve du sieur Bertrand-Jacques Fornier, marchand, la Manufacture royale de la Trivalle, avec son matériel et ses dépendances. Il l’avait achetée en 1690 pour 11 500 livres ; il la vendit en 1714 pour 60 000.

    La manufacture resta entre les mains de la famille Fornier pendant tout le XVIIIe siècle. Elle était très ancienne, puisque dès le XIIIe siècle, on trouve quatre Fornier conseils de la Cité ou de la Ville basse. Au XVIIe siècle, elle comptait parmi les familles notables de Carcassonne ; car de 1665 à 1705 elle fournit encore six consuls. La Manufacture de la Trivalle reçut peu de secours au XVIIIe siècle. Jusqu’en 1728, elle n’eut qu’une pistole par pièce de drap, c’est-à-dire 6000 livres, tandis que les autres manufactures joignaient à cette gratification une indemnité de loyer, qui pour celle de Saptes atteignait 4900 livres et pour celle de Clermont 5000. En 1728, Julies de Rivals, dans un Mémoire adressé aux Etats, demanda la même faveur, en se fondant sur les pertes extraordinaires que lui avait fait éprouver l’inondation de 1727 ; elle ne fut pas écoutée. En 1729, Guillaume Fornier réclama de nouveau le loyer pour la manufacture : « Elle mérite, disait-il, par son ancienneté et par la misère du temps, eu égard d’ailleurs aux inondations de la rivière d’Aude et au logement qu’elle donne gratis à tant d’ouvriers, ce qu’on ne voit pas dans les autres manufactures. »  Ces maisons disparurent dans les années 1860. Il ne fut pas plus heureux que sa mère. Il finit cependant par obtenir un loyer de 3000 livres, grâce à une mesure générale des Etats qui, en 1730, établirait un taux uniforme pour toutes les manufactures royales de la province. Mais, l’année précédente, la subvention de 10 livres par pièce avait été réduite de moitié ; de telle sorte qu’il perdait d’un côté ce qu’il gagnait de l’autre. 

    Cependant la concurrence était beaucoup plus grande à cette époque qu’au XVIIe siècle. Le nombre de producteurs s’était, en effet, accru dans l’intervalle : il y avait alors en Languedoc douze manufactures royales, au lieu de trois, et la seule ville de Carcassonne comptait 150 fabricants qui travaillaient presque tous pour le Levant. Mais la production n’avait pas augmenté proportionnellement au nombre des producteurs. A la fin du XVIIe siècle, le Languedoc profita de la guerre d’Amérique et des embarras de l’Angleterre, sa rivale en Orient, pour arriver à 50 000 pièces de draps ; mais après la traité de Versailles, ce chiffre descendit tout d’un coup à 24 000.  La moyenne de production languedocienne s’établit à 30 000 pièces annuelles dont 600 pour la Manufacture de la Trivalle. Malgré tout, cette dernière prospéra si l’on en croit les agrandissements continuels pendant tout le cours du siècle.

    En 1729, Guillaume Fornier, dans son Mémoire aux Etats, disait : « Depuis que ma défunte mère et moi la faisons valoir, il nous en a coûté des sommes très considérables, non seulement pour l’achat d’icelle, mais pour l’entretien et grandes réparations qu’il convient de faire à trente maisons qui sont dans son enceinte. » En 1737, elle comprenait, d’après le compois de la Cité, les ateliers qui servaient à la fabrication des draps, le logement des propriétaires, les habitations des ouvriers, une remise de carrosse, la teinture, le magasin des laines, un jardin, des cabinets dans ce jardin, et enfin les rames, sans compter les champs, les jardins et les terrains complantés d’arbres. C’était plus qu’au temps de Castanier.

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    © DRAC Occitanie

    Le buffet d'eau de la Manufacture royale de la Trivalle

    Le jardin situé entre la manufacture et la route de Narbonne est postérieur à l’année 1714 et antérieur à l’année 1737. Nous avons ici une description de 1872 : « On y voit un magnifique portail en fer forgé ouvragé, une fontaine monumentale qui alimentait plusieurs jets d’eau, un large bassin semblable à celui de la place aux herbes ; à droite et à gauche de la fontaine s’élevaient deux pavillons protégés contre le soleil et le vent par un rempart d’ifs et de magnolias  ; partout des fleurs, des berceaux de verdure, des arbres choisis dont il ne reste plus que les troncs desséchés. Si l’on compare le portail de ce beau jardin avec la rampe du grand escalier et la grille du balcon, on ne peut se dispenser d’assigner la même date à tous ces objets, et de rapporter la rampe et la grille aux années comprises entre 1714 et 1757. »

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    Le rez-de-chaussée se composait : à gauche, d’une salle à manger et d’une cuisine, à droite d’une vaste salle. Au premier étage se trouvaient : à gauche, quatre chambres ayant deux fenêtres chacune, à droite un grand salon éclairé par quatre fenêtres, tout couvert de lambris et orné de lustres. 

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    © DRAC Occitanie

    Tout cela atteste la prospérité de la manufacture au XVIIIe siècle. Cette prospérité semble s’être maintenue jusque’à la Révolution, tandis que Saptes et Cuxac déclinaient. Les guerres de la République et de l’Empire furent fatales à la manufacture. Celle dont elle eut le plus à souffrir fut la campagne d’Egypte qui interrompit les relations avec l’Orient et priva les fabricants du Languedoc de leur grand débouché. La Manufacture cessa son travail et en 1812, les héritiers de Barthélémy et de Jean François de Paule Fornier la vendirent au prix de 46 000 francs. Elle fut achetée par une société composée de MM. jean Pierre Sarrail, Guillaume Joseph Bernard Carles fils, Antoine Béteille, Barthélémy Brunet, Benoît Vidal et Charles Boyer. Ils en firent une filature de laines.

    Sources

    Cartulaire de Mahul

    Histoire de Carcassonne / R.P Bouges

    Procès-verbaux des Etats du Languedoc

    Mémoires pour servir à l’histoire du Languedoc / Basville / 1736

    Le bon sens / Paul Guiraud / 1872

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