Quand un état, quel qu’il soit, promulgue des lois raciales et institut le droit pour tout citoyen de dénoncer ses compatriotes touchés par le bras séculier de ces textes, voici les dérives que l’on peut attendre. L’histoire que nous allons vous raconter se passe au mois de mai 1942. À cette époque, la France a perdu honteusement une guerre qu’elle avait largement les moyens de remporter. La lâcheté des gouvernants pacifistes au pouvoir a cru pouvoir arrêter la machine infernale du nazisme par un traité, abandonnant les démocraties de l’Est à leurs bourreaux. Un armistice fut signé en juin 1940, puis la République abandonna son honneur pour le livrer à un maréchal de France cacochyme et antisémite. A partir de ce triste jour, l’État français, ainsi débarrassé des valeurs républicaines, entra dans la voie de la collaboration avec l’Allemagne hitlérienne en concédant une partie de son territoire à son administration. De nombreux français de confession israélite durent passer en zone Sud pour se mettre à l’abri. Ils pensèrent légitimement que le gouvernement, installé à Vichy, ne s’en prendrait pas à ses compatriotes, dont la plupart avaient servi sous le drapeau tricolore dans les tranchées de Verdun. Nous sommes parti pour rédiger cet article d’une simple lettre figurant dans un dossier conservé aux Archives départementales de l’Aude.
Fuyant Paris, occupé par la horde brune germanique, les époux Caen et leur fille Huguette (1914-2010) parvinrent à passer la ligne démarcation. Ils venaient de laisser derrière eux leur logement cossu du XVIIe arrondissement, l’entreprise de confection et l’ensemble de leurs clients. Sarah née Schwab (1890-1968), la femme de Georges (1883-1944), déclara au Comité d’épuration de l’Aude en novembre 44 :
« Nous nous sommes réfugiés à l’exode à Villeneuve-sur-Lot où, en raison de nos origines essentiellement française et des états de service de mon mari, Vichy n’a pas pu nous refuser l’autorisation de nous réinstaller, bien modestement d’ailleurs, afin de faire vivre nos enfants. »
Là, dans petite cette bourgade du Lot-et-Garonne, Georges Samuel Caen relocalisa sa société qu’il appela « Textiles et confections du Sud-Ouest ». Il employa des ouvriers et des apprentis, jusqu’au jour où Fernand Nicolas, le père de l’un d’eux eut à se plaindre de leur patron. Une lettre lui fut adressée le 19 mai 1942 dont nous donnons copie ci-dessous :
Monsieur Georges Caen,
En réponse à votre drôle de lettre du 11 courant adressée à mon fils, je vous dirai que ce dernier a eu tort de correspondre avec vous étant fixé maintenant sur votre personnalité.
Mon fils n’est pas un enfant d’israël (d’ailleurs, je déteste cette maudite race qui nous a fait tant de mal et qui doit disparaître totalement de France : je travaille de tout coeur à cette épuration) pour se laisser manier par vous.
Vous n’avez pas honte ! Vouloir exiger un travail impeccable pour un veston en offrant 89 francs la pièce, alors qu’un tailleur de 8e ordre donne pour le même travail 130 francs. Vous dîtes que vous cherchez des ouvriers et des non des entrepreneurs. Cela est faux, car vous cherchez des poires.
À l’époque quand vous étiez à Paris et Angers, c’était la belle vie, il est vrai que c’était le règne des Blum, des Gozland, des Zorbib, des Adda, des Cohen, etc…. Mais cela a changé grâce à notre vénérable maréchal Pétain.
Je fais suivre votre lettre à Vichy à M. Vallat, chargé de la Question Juive, pour savoir si vous êtes en règle car vraiment vos réserves sont typiques.
Salutations
L’affaire se passe à la fin du mois de mai 1942 ; les Allemands n’envahiront la zone non occupée que le 11 novembre de la même année. Donc, nous sommes toujours sous administration française à Villenueve-sur-Lot. En septembre, Georges Samuel est arrêté chez lui par la gendarmerie et conduit au camp de Pithiviers en région parisienne. Le 21 septembre, il est livré aux nazis et déporté par le convoi n°15 à destination d’Auschwitz dans des wagons à bestiaux de mille personnes. Parmi elles, des femmes et des enfants qui sont assassinés à leur arrivée, deux jours après. Georges Samuel Caen, désigné apte au travail forcé, survit un mois. Il meurt le 25 octobre 1942.
L'arrivée des déportés à Auschwitz
Sarah et ses enfants furent épargnés, sans que l’on en connaisse la raison. Ils se réinstallèrent à Paris après la guerre. Huguette, leur fille, s’était mariée avec André Paul Blum. De leur union naquit Martine en 1939 à Paris et Alain (1940-1987) à La Baule. Le traumatisme d’avoir été ainsi pourchassés en raison de leur religion poussa la famille à solliciter un changement de nom. Le 1er mars 1946, les Blum devinrent Brieu.
Sources
ADA 11, Etat civil de Paris et de Vesoul, YadVashem, Généanet
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