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  • Christiane-Sans-Bertrand (1925-2020), un professeur de chant exceptionnel

    Cette fin d’après-midi là, je sortais démoralisé par tout ce que les membres d’un jury du conservatoire régional de Toulouse venaient de me jeter à la figure. Comme si je portais l’entière responsabilité non seulement de mon échec, mais de l’incapacité der mon professeur à former de vrais chanteurs. Oh ! Toulouse, cité lyrique ! C’est ici que résonnait la voix de papa, le chanteur de jazz de Nougaro dans sa chanson éponyme. Les successeurs des Guy Lhomme et des Jacques Doucet ne pourraient plus jamais sortir des Pierre Thau ou des Suzanne Sarroca. Non qu’ils n’eussent pas sous la main leurs dignes héritiers vocaux, mais plutôt que le secret de la technique, qui fit la réputation de la ville rose, n’eut pas éclairé les nouveaux enseignants. Après trois années passées à vocaliser sur des « Kika, Kika, Kou » ou sur des « IA, IA, IA, OU » sans jamais m’expliquer qu’avant de penser à émettre un son aussi désordonné soit-il, il convient de s’occuper de soufflerie. Qu’avant de vouloir à tout prix créer l’ouverture au niveau du voile du palais, il faut expliquer que l’on ne chante pas pour autant dans la gorge. Hélas, tous les exercices qui me furent imposés sur ordonnance, concoururent à positionner mon émission au niveau du pharynx. Ces considérations techniques sur lesquelles je ne m’épancherai pas davantage, allaient faire de moi un spécimen de laboratoire, espèce de bête curieuse pour laquelle après trois ans d’expertise il était impossible de définir la tessiture. J’étais entré ténor, j’en devenais baryton Martin. A l’attention des profanes, Martin avait donné son nom à une espèce de ténor bâtard, comme le Canada dry. Si vous avez un professeur de chant qui ne sait pas vous faire travailler vos aigus, il vous dira : « Tu es baryton Martin ». Toute votre vie vous serez alors condamné à chanter les opérettes viennoises, ou mieux « Richard cœur de lion » de Grétry. C’est ce qui m’arriva… 

    J’avais eu déjà une première expérience malheureuse lorsque mon professeur avait pu organiser une « Master classe » avec Michel Sénéchal de l’Opéra de Paris. Après m’avoir entendu dans « Rose de Noël » de Frantz Léar, de sa voix miséricordieuse il se tourna vers ma prof de chant : « Mais, il ne sait pas chanter !? » Et là, que croyez-vous qu’il advint ? Au lieu de pâlir de honte, elle lança en direction de son invité que je n’avais pas encore trouvé mes aigus. Bien des années plus tard, je compris les raisons pour lesquelles notre classe ne put participer aux « Master classes » de Jose Van Dam, initiées par le professeur belge qui, lui, obtenait des résultats. En même temps, il n’était pas l’épouse du directeur… Ce directeur auquel je vouais néanmoins une grande admiration, car il connaissait parfaitement son affaire et adorait l’art lyrique. Pour mon plus grand malheur, j’avais été admis dans le laboratoire expérimental de son épouse. Après l’expérience Michel Sénéchal, je n’étais pourtant pas au bout de mes surprises. La reine de la nuit, lors du troisième acte de mon aventure au conservatoire, me fit passer les épreuves devant une espèce de Zarastro accompagné de deux duègnes dont j’ai heureusement oublié les noms. Ce Zarastro, apôtre de la mélodie française, s’appelait Jean-Christophe Benoît. Il possédait ce côté précieux et suranné que l’on trouve dans les vieux disques vinyles rangés au fond des bacs. Invité quelques mois auparavant pour une Master classe sur la prononciation à la française, j’avais déjà remarqué qu’il ne déballait sa science qu’avec ostentation. Ceci dit, ce que j’en ai retenu m'a servi pour la suite. On prononce mot seigneur, ainsi : « Sègneur ». Lui, n’allait pas tarder à me saigner lors des épreuves… Après m’être accompli avec aisance dans un air qui ne dépasse pas le sol aigu, je fus amené devant Zarastro et ses duègnes. Comment pouvais-je savoir que je venais d’interpréter l’air de prédilection du président de ce jury ? Les pires remontrances tombèrent instantanément sur moi, comme le bras séculier de l’Inquisition. La conclusion assénée par l’une des duègnes fut des plus cinglantes ; elle m’a poursuivit longtemps : «Pour faire ce métier, savez-vous qu’il faut avoir une voix ? Vous, vous ne ferez jamais rien. » Le verdict venait de tomber, j’étais condamné aux galères après avoir déjà ramé pendant trois ans. Dans sa grande mansuétude, ma prof me proposa de rempiler. J’étais résolu à fuir, mais sans m’arrêter de peur d’être poursuivi par la sentence que je venais d’entendre. « Vous ne ferez jamais rien », contrastait avec les louanges que l’on distillait devant moi aux élèves de Madame Andréa Guiot : « Vous serez un grand ténor », « Vous chanterez bientôt au Capitole », « Votre voix est digne des meilleurs », etc. Certains sortaient avec une tête gonflée à l’Hélium, prêt à s’envoler vers une carrière des plus extraordinaires. D’autres, au contraire, étaient voués aux gémonies. Autant vous dire que les prédicateurs se sont bien trompés ; presqu’aucun d’entre eux n’a réussi. 

    J’avais trois excellents camarades dans deux classes différentes de la mienne, nous jouions aux trois ténors. Lui, c’était Pavarotti. Je vais taire son nom car il se produit encore, mais quel timbre et quels aigus naturels quand il est entré au conservatoire. Un gars aussi gentil que doué. Quelques années plus tard, j’ai appris qu’il avait perdu tout le bénéfice de la brillance de ses aigus. Il était passé entre les griffes de la classe de chant du conservatoire.

    Devrais-je nier qu’après cette très mauvaise expérience, j’ai erré comme une âme en peine ? Qu’allais-je devenir, car j’avais mis mon avenir dans les études vocales et musicales ? Et puis, je décidai de prendre quelques jours chez mon cousin à Figueras. Josep Puig travaillait sa voix avec un Allemand installé à Colera. Son nom ? Helmut Lips. Je sus plus tard que c’était un grand maître du chant lyrique. J’expliquai à cet homme ma mésaventure avec Toulouse, que j’étais perdu. Ma voix me permettrait-elle d’envisager une carrière dans le chant ? Il me fit vocaliser et donna son diagnostic : « C’est vrai, me dit-il, que vous avez aucune technique. Cependant, votre timbre est comparable à celui d’Alfredo Kraus. Si vous travaillez correctement dans le bon sens, alors vous y arriverez. » Alfredo Kraus, répondis-je ? « Oui, parfaitement, ajouta -il. Vous venez de Carcassonne ; c’est loin et vous ne pourrez pas toujours faire le voyage chez moi. Je vais vous envoyer chez une amie près de chez vous. Vous verrez, cette femme est un peu folle dingue. En fait, elle est folle d’opéra. Elle enseigne le chant avec la même technique que la mienne et vous remettra toute la voix en avant. »

    Tout n’était pas donc perdu et je revins de Catalogne tout revigoré par mon cours chez cet homme. Je me présentai quelques jours plus tard au domaine de la Rivière près de Castelnaudary, chez Madame Christiane Sans-Bertrand. Cette bâtisse avait vécu. Elle gardait l’âme d’un XIXe siècle, jadis florissant mais aujourd’hui déchu. Dans cette vaste salle dont les plâtres se détachaient du plafond et dont la suie avait enveloppé depuis longtemps les murs, trônait un magnifique Pleyel un peu désaccordé. Tout autour de lui, un fatras de partitions et de disques. La grande porte donnant sur le jardin laissait passer tellement d’air, que l’hiver le chauffage d’appoint peinait à remplit son office. C’est pourtant là qu’enseignait la plus extraordinaire personne qu’il m’ait été donné de rencontrer durant cette période de ma vie. Au milieu de ces deux bergers allemands, aussi dociles et farfelus que leur patronne, je commençai enfin à apprendre la technique vocale. Christiane avait eu la voix abimée dans sa jeunesse à cause de son père, grand ténor d’opéra. François Bertrand avait épouse la cantatrice Emile Bennet, mais avait commis la faute de vouloir faire chanter sa fille trop précocement. Christiane qui jouissait d’une oreille affutée comme un microsillon de platine, passa son existence à tenter de retrouver sa voix. Cela lui permit de se remettre en question, sans préjugés et sans vérités acquises, auprès d’éminents professeurs. Pensez donc, même à 75 ans, elle s’enthousiasmait à l’idée d’avoir accepté de s’être peut-être trompée sur la manière d’appréhender la respiration. Aussitôt, elle adaptait et renforçait sa technique avec ce nouvel outil, découvert à l’abbaye de Silvanès. Vous en connaissez beaucoup des profs de conservatoire qui agissent de la sorte ? Les miens, au conservatoire, se faisaient les ongles et buvaient le thé pendant que je chantais ou vocalisais.

    J’arrivai chez Christiane Sans tous les samedis vers 11h et j’en repartais une heure et demi plus tard. Le cours d’un heure s’éternisait bien souvent, car on ne coupe jamais Bellini, Donizetti ou Mozart. « Martial, me disait-elle. Vous connaissez Juan Diego Florez ? » Bien sûr, répondis-je. « Quand vous faites des aigus comme celui-ci, vous avez la même qualité ». Oui, mais je ne l’entends pas. « Vous ne l’entendez pas ? C’est justement parce que c’est beau, car moi je l’entends. C’est hors de vous. Vous savez pourquoi c’est beau ? » Non, Christiane. « C’est parce que vous lâchez. Cela ne doit rien vous coûter.  Allez recommencez. » Grâce à cette personne, je repris confiance et je parvins à être engagé dans le choeur de l’armée française (Garde républicaine) puis dans celui de l’Opéra de Limoges. Chaque fois que je venais à Carcassonne, j’allai prendre un cours.

    Dans l’univers de Christiane Sans, il n’y avait de place que pour le chant et la musique. Elle recevait à la Rivière, son ami, le pianiste Aldo Ciccolini. Entre un bon cassoulet partagé avec ses élèves et ses amis Jean-Jacques Cubaynes ou encore Jean-Bernard Cahours d’Aspris, chacun devait interpréter un air ou des duos. Ce dernier était le biographe du compositeur Deodat de Severac, natif de Saint-Felix Lauragais. Jean-Jacques Cubaynes avait fondé le concours international de mélodie de Toulouse. Quant à Christiane, inutile de préciser qu’elle était abonnée au Grand théâtre du Capitole, à Orange et à Aix-en-provence. Quand elle n’aimait pas un chanteur, elle ne manquait pas de le faire savoir. 

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    C’est dans cet univers poétique et fraternel que j’ai repris goût au chant. La voix de Christiane s’est éteinte au mois de juin 2020 à l’âge de 95 ans. Dernièrement, je me suis rendu à Luc-sur-Orbieu sur la tombe de celle qui a fait mentir le destin que l’on me promettait. Merci Christiane.

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  • Jean-Pierre Jean (1845-1929), témoin de la guerre de 1870 contre la Prusse

    Né en 1845 à Sainte-Eulalie, Jean-Pïerre Jean est issu d’une famille de paysans, bergers, brasiers, gardes de haras… Gendarme à cheval, il participa à la guerre de 1870 contre la Prusse et vécut la débâcle de l’armée française. Scrupuleusement, il nota jour après jour sur un petit carnet tout ce qu’il vit autour de lui : soldats errants, cadavres, charges des Uhlans. Jean-Pierre Jean sera fait prisonnier à Sedan. Son aïeule a retrouvé son récit et nous a gentiment proposé de le mettre à la disposition de nos lecteurs. Sans rien changer à la nature de celui-ci, nous avons pour des raisons de compréhension modifié la syntaxe et corrigé les fautes de grammaire et d’orthographe. Pour le reste, ce témoignage endormi depuis 150 ans dans un carnet, demeure aussi vivant que s’il avait été rédigé hier. La désorganisation de l’armée française et les mauvais choix de ses chefs ont précipité notre pays dans le chaos. 

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    Batterie française

    Nous sommes partis de Poitiers, le 23 juillet pour nous rendre sur le bord du Rhin pour empêcher que l’ennemi approche du territoire français. Nous avons pris le chemin de fer à Poitiers et nous sommes restés trois jours. Nous sommes descendus à Pont-à-Mousson. Là, nous avons campé onze jours, au lieu de nous faire avancer vers l’ennemi alors que le temps était doux. On entendait gronder le canon. Le 7 août, une dépêche arriva qu’il fallut partir tout de suite pour aller couper la retraite de l’ennemi. Le Génie a fait le pont de Moselle en trente-cinq minutes. Là, nous avons quatre régiments de cavalerie en marchant toute la journée et toute la nuit. Le matin, on a campé sur une hauteur au milieu d’un champ d’orge prêt à moissonner. De là, nous avons fait la café. Juste le temps de le prendre… Nous sommes montés à cheval et nous avons campé à huit heures dans une prairie. Il tombait de l’eau à verse ; nous sommes allés à Forbach pour souper dans une auberge. Il n’y a pas eu moyen de rentrer dans un hôtel ; ils étaient comble de fantassins. Nous étions tous mouillé, trempés. Heureusement, un horloger a eu pitié de nous et nous a fait entrer chez lui. Il nous a fait manger car nous étions affamés. Cela faisait trois jours que nous venions de marcher sans rien manger. Seulement deux cafés que nous avions bus. De là, nous sommes partis en remerciant l’horloger qui n’a pas voulu être payé. Nous sommes arrivés à notre campement mais tout était en désordre ; les chevaux avaient coupé la corde en voulant manger. Il y en avait qui avaient arraché le piquet, se promenaient et tombaient de toute leur longueur. Imaginez-vous la nuit que nous avons passée. C’était la nuit du 10 août à trois heures du soir. Un ordre est venu que l’on pouvait s’en retourner, qu’il n’y avait rien à craindre. On était assez forts sans nous. Voilà que nous faisons demi-tour sur Metz. Nous avons campé derrière le fort de Saint-Quentin le onze, le douze août on a trouvé que nous étions trop près de l’ennemi ; on nous a fait reculer jusqu’à Pont-à-Mousson. Nous sommes partis à huit heures du matin sous une chaleur étouffante. Nous sommes arrivés à Pont-à-Mousson vers trois heures du soir. Un ordre est venu un kilomètre avant d’arriver qu’il fallait faire demi-tour immédiatement car l’ennemi avait reçu du renfort et qu’il avançait toujours. Nous sommes partis à la charge sous la chaleur ; nous avons rencontré une rivière sur notre chemin et nous avons fait boire et donner de l’avoine aux chevaux. Puis, nous sommes partis au grand trot. Le lendemain, quatorze août, le jour de la bataille de Saint-Privat, nous sommes montés à cheval pour couper la retraite sur la route de Blessonville. Nous sommes passés avec quatre régiments sur la Moselle sur des pans de bois qui avaient été réalisés en vingt-cinq minutes et nous sommes restés là, à la bouche du canon, toute la journée pour empêcher l’ennemi de passer la Moselle. Le feu a cessé a cinq heures du soir. Nous sommes venus camper sur la rive droite à côté d’un village nommé Rainville. Le 15, nous sommes allés en reconnaissance à l’endroit où un officier a été blessé, son cheval tué. Le 16 à huit heures du matin, j’étais déjà au village pour trouver quelque chose à acheter. J’ai pu trouver un kilo de pain qui m’a coûté un franc, une livre de lard qui m’a coûté 1,35 francs et une oie et un petit cochon de lait et puis deux bidons d’eau de vie pour huit hommes, toute l’escouade et moi. J’étais cuisinier, les officiers mangeaient avec nous aussi lorsque l’ennemi lança quelques boulets de canon dans le campement où nous étions. De plus en plus ça rappliquait, alors quand on a entendu cela, tout le monde est venu au campement chercher ses effets. On a sellé et bridé et puis « sauve qui peut ». On n’a pas pensé à déjeuner seulement, même si tout était prêt. On a tout laissé : les tentes montées, les bidons, les marmites pleines de café ou la soupe. J’ai laissé une oie toute rôtie et un petit cochon cuit dans une marmite avec du riz. Eh ! Bien, il a fallu tout laisser là. J’ai pris un bidon de l’eau de vie et puis je suis monté à cheval et tout le monde a crié « sauve qui peut ». La route était comble, des convois n’avaient pas moyen de passer. Les cantinières ont été obligées de laisser leurs voitures et puis se sauver. La voiture qui portait la caisse du régiment a été prise aussi et plusieurs convois de vivre qu’on a laissé malheureusement. Enfin, nous sommes venus prendre position sur Gravelotte. Là, nous avions une bonne position, nous les avons tenus toute la journée sans perdre du terrain lorsque le soir à 4 heures, on nous avons vu venir un régiment de cuirassiers et de lancers prussiens prendre une batterie française. Alors, on a chargé sur eux et eux, sur nous. Imaginez-vous lorsque nous nous sommes rencontrés en tête à tête, arme blanche, à la charge. C’est là que pour ma part, j’ai tué deux cuirassiers et un hulan. C’était un carnage affreux. Quand on a sonné le rassemblement général, nous avons fait demi-tour pour revenir sur la position que nous avions. Nous passions sur les malheureuses victimes qui étaient mortes ou blessées. Elles criaient et nous passions à la charge. Un cavalier français tuait au moins deux prussiens. Ils avaient le double de force comme les Français, mais ne savaient pas manier les armes comme nous ; ils étaient mous. A Gravelotte, nous avions une bonne position ; nous étions sur la rive gauche qui attendait les Prussiens sortir du bois  pour s’avancer.

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    A mesure qu’ils sortaient, ils étaient tués. Le soir, on avait compté qu’il y avait à peu près des morts sur un kilomètre de longueur sur cinq cents mètres de largeur et quatre vingt centimètres d’épaisseur. Que des Prussiens fauchés par les mitrailleuses de chez nous. Ce qui nous a fait le plus de tort c’est que l’artillerie n’a pas pu voir des boulets, des obus et des boites de munitions à volonté. Ils auraient pu tirer deux cents coups ; il n’en tiraient que dix coups. C’est là que l’on a vu que nous avons été trahis. On ne pouvait pas aller chercher des munitions à Metz sans un mot écrit par le fameux Bazaine. Je vous réponds que si on avait eu les munitions qu’il fallait ce jour-là, on aurait détruit l’armée prussienne. Il n’en serait pas revenu un seul. Nous étions tout près de Metz, les arsenaux tous pleins de munitions. Eh ! Bien, lui, défendait d’aller en chercher sans son ordre et le commandant de l’arsenal avait l’ordre de ne pas en donner sans un ordre, un mot signé par Bazaine. Enfin, c’est ce jour-là que nous avons le plus souffert de notre vie. Nous étions postés depuis 10 heures du matin jusqu’à 4 heures du soir pour repousser la charge ennemie, sans qu’il nous soit permis de tirer un seul coup de fusil. Les balles sifflaient autour des oreilles ; les uns n’entendaient pas les autres pendant deux heures. Pris par la soif tout d’un coup, le capitaine adjudant major est allé faire un tour dans le bois. Il aperçut une cuve remplie d’eau et vint nous le dire. J’ai fait tenir mon cheval par un camarade, j’ai pris son bidon et le mien et je me suis fouré dans la vase jusqu’au genou pour puiser un peu d’eau couverte par la vermine. Je vous réponds qu’on la trouvait bien bonne. Mon cheval me regardait boire ; je lui ai versé un quart. Vous auriez vu cette pauvre bête boire. J’avais un biscuit et je l’ai partagé avec lui. Jamais ne n’avais vu mon cheval aussi content ; quand il a fallu charger à ‘ heures du soir, il ne m’a pas laissé en arrière. Le soir, le feu a cessé à 10 heures. Au lieu de rester à la place où nous étions, on nous a fait battre en retraite.

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    Nous allions du côté du fort ; c’est là que nous avons campé à minuit. Nous avons attaché nos chevaux comme nous avons pu. Une faim, une soif et une grande fatigue. Nous avons marché une heure de temps pour chercher de l’eau mais il n’y a pas eu moyen d’en trouver. Alors, nous nous sommes couchés par terre sans manteau, rien. Le matin, nous nous sommes aperçu qu’il y avait une cuve au fond d’une prairie. Tout le monde s’est jeté là pour prendre l’eau. En dix minutes, elle a été toute sale. On aurait pu la couper au couteau. Nous avons fait le café. Nous avons fait la soupe. Au moment où nous allions manger la soupe, on sonna à cheval et au trot. Il a fallu renverser la gamèle sans rien manger et avoir faim. C’était 9 heures du matin le 17 août ; nous sommes venus du côté du fort Saint-Quentin. Toujours reculés ; nous avons campés là. Je vous dirais que depuis le 15 on avait touché aucun vivre. On avait que des pommes de terre que l’on pouvait piller dans les champs des pauvres paysans. Le 18 août à 8 heures, nous sommes allés en reconnaissance. Dans un petit village nommé Sainte-Barbe, trois espions Prussiens sont entrés dans une maison pour prendre des vivres. Il se trouvait une pauvre femme et deux enfants ; cette femme s’est mise à crier « Au secours ». On a piqué une charge et on en a tué un d’un coup de fusil et les deux autres, nous les avons pris. Ils ont été fusillés le lendemain. Toute la journée on s’est battu. Le soir à 9 heures, nous avons défilé par peloton sur la route pour venir sur Metz. Tous les régiments défilaient à la charge et ça faisait une poussière qu’on n’y voyait pas clair du tout. L’ennemi nous suivait toujours et les boulets, les obus, rappliquaient sur la route comme de la grêle. Ils ne nous voyaient pas, mais ils tiraient sur la poussière. Ils tiraient un petit trop haut, sans cela ils nous auraient écrasés tous. Je vous dirais que sur la route un obus avait démoli une voiture de bagage et on avait pas eu le temps de la mettre de côté. Toute la cavalerie est passée par là au grand galop pour rien. Il y avait beaucoup de chevaux abattus ; c’était un carnage affreux. A 11 heures du soir, on nous a fait camper sur le bord de la Moselle. C’était le 19 août, on nous a fait une distribution de biscuit et le pain était sur les voitures qui se pourrissait et nous faisait crever de faim. Le 20, nous sommes rentrés sur Metz et nous n’en sommes sortis que le 31 août. Nous sommes restés toute la journée à cheval mais nous n’avons pas fait grand chose.

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    Le Général Bazaine

    Le soir, nous sommes revenus camper à la même place et puis nous n’avons plus bougé de là. Le fameux maréchal Bazaine nous a laissé dans la ville, sans pouvoir sortir. Nous n’avions pas un brin de fourrage ni de paille. Tous les jours il fallait aller dans les vignes chercher de la feuille pour donner à manger à nos chevaux ou des branches de peupliers. Enfin, tous les jours il en mourait de faim. Nous, nous mangions les chevaux. Nous sommes restés quinze jours avec 500 grammes de pain et puis huit jours, 200 grammes et 4 jours, avec un biscuit. C’est alors qu’on a été obligé de se rendre. Nous avons découvert un champ de betterave ; on les mangeait sans les cuire, sans sel, sans pain. Dans la ville, les femmes et les enfants pleuraient de faim. J’ai vu vendre un boeuf 2200 francs et une vache 1800 francs et une chèvre 150 francs. La ville a capitulé le 28 octobre 1870, les Prussiens sont rentrés dans la nuit avec leur musique. Ils faisaient trembler les rues. Enfin le lendemain, on a formé des détachements et on nous a conduit dans son malheureux pays où nous sommes restés jusqu’au 8 juin 1871.

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    Jean-Pierre Jean et son épouse Mathilde Aurélie Laigle

    Sources

    Nous remercions Madame Christine Christofidès pour sa communication

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