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Les mémoires posthumes d'un carcassonnais (1)

Il est temps, je pense, de vous faire profiter de la lecture d'un document manuscrit, que je possède dans mes archives depuis cinq ans. Ce texte exceptionnel est en fait un courrier adressé en 1980 à Jean Alary (directeur du théâtre municipal, à cette époque) par Jean Ouliac, qui est décédé depuis. Ce dernier appartenait autrefois à l'harmonie municipale et avait suivi de très près la vie culturelle de Carcassonne, depuis le tout début du XXe siècle. J'ai découpé cette lettre en plusieurs épisodes. Celui-ci concerne les débuts du théâtre de la cité et contient un passage savoureux sur l'ancien théâtre municipal.

Épisode 1

Il ne serait pas convenable de parler des anciennes salles de spectacle de Carcassonne sans parler du théâtre de la cité, quoique ce ne soit pas une salle (tant s’en faut). Vers l’année 1287, Philippe le hardi fit construire la partie de courtine qui sert de toile de fond au théâtre, de manière à donner la plus grande largeur possible (24m90) à la partie des lices qui se trouve derrière la courtine, pour qu’il ne soit pas possible de lancer des matières enflammées à l’intérieur de la ville. L’idée était excellente : Le prince noir en fit l’expérience en 1355, lorsqu’il voulut incendier la cité. Il dut se contenter d’incendier une partie de la ville basse. Il n’y a donc pas de théâtre ; mais, qu’on le veuille ou non, l’intérieur d’une forteresse du XIIIe siècle. Il faut arriver aux années 1905 et 1906 pour que certaines personnes découvrent accidentellement la qualité exceptionnelle de l’acoustique du lieu. De là à l’idée d’y donner des représentations, qui profiteraient en même temps de la nature du décor constitué par la forteresse elle-même, il n’y avait qu’un pas. Les premières représentations furent données en 1908. Le directeur du théâtre était le Dr Charuy et la première représentation fut « la chanson de Rolland » d’Henri Bornier, donnée le 26 juillet 1908. Je vous envoie une photographie de cette représentation. Elle fut, paraît-il excellente ; mais il faut constater que l’on se souciait assez peu du confort et de la sérénité des spectateurs. Vous savez combien je me suis interessé aux représentations du théâtre de la cité. J’ai assisté à quelques représentations avant et après la guerre 14-18. Depuis l’année 1926, j’ai suivi, dans la mesure où le théâtre a eu quelque activité, ce que l’on d’abord appelé « les fêtes d’art », et, à partir de l’année 1957, les festivals successifs. Vous êtes bien au courant de tout ce que j’ai dit et écrit à ce sujet ; et même, en 1966, vous avez bien voulu publier une de mes lettres. Que j’aie approuvé ou contesté, j’ai toujours agi dans l’intention d’être utile au développement du festival, avec l’arrière pensée de contribuer au bon renom de ma ville natale ; et cela bien entendu,  d’une manière absolument désintéressée. J’ai eu la satisfaction d’approuver entièrement les festivals 1957, 1960, 1964 et 1967. A la suite du festival 1964, qui à mon avis a été le meilleur, j’ai suggéré à un journal l’idée d’inviter les gens à crier « vive la cité ! vive Carcassonne ! » où qu’ils se trouvent au moment du bouquet final de l’embrasement de la cité. A partir de 1968, il fut visible que la plus grande partie du public n’avait plus les mêmes désirs : ils voulaient se divertir et non plus développer leurs capacités intellectuelles. Les conséquences arrivèrent immanquablement : il y eut des discordes préjudiciables au renom de notre ville. Vous vous souvenez certainement de la plaisanterie de goût plus que douteux du 20 juillet 1974. Dès 1975, ceux qui jusque là cherchions dans le festival l’occasion de revigorer nos âmes au contact des nobles pensées exprimées par les belles lettres, avons ressenti que le festival nous intéressait moins ; mais nous avions eu également l’impression de ne plus intéresser beaucoup le festival. En 1976, mon attention a été attirée par la reprise du « Cid ». Je me suis procuré le programme. J’ai d’abord constaté, que la distribution de ce document (que j’ai sous les yeux pendant que je vous écris) constituait un véritable outrage public à la pudeur ; mais, en outre, j’ai pu constater que notre dernière impression n’était pas erronée. On nous disait, même, carrément, et en langage imagé : « Ras le bol du théâtre pour intellectuels maboules » (sic) nous disait-on. C’était donc vrai ; nous étions rejetés par le festival. Rejetés et engueulés par-dessus le marché. Alors, pensant que je pouvais être l’un de ses intellectuels maboules dont on avait « ras le bol », j’ai renoncé, non sans une certaine amertume de cœur, à assister une fois encore à la représentation du « Cid ». Bien m’en a pris ! Vous n’ignorez pas ce qu’à été la représentation du 15 juillet 1976. Le compte rendu que j’en ai lu m’a inspiré une caricature dont je vous envoie une photocopie. Si j’avais assisté à cette représentation, je me serai certainement souvenu :

 

·         De l’après midi du 28 juillet 1912, pour lequel mes parents avaient consenti à me conduire au théâtre de la cité parce que les résultats que j’avais obtenus au cours de ma neuvième étaient satisfaisants. Au cours de cette représentation, quand Chimène repoussa l’épée de Don Sanche « du sang de Rodrigue encor toute trempée ». J’ai senti que la peau de mes cuisses devenait comme du papier-verre.

·         Des représentations du 5 septembre 1920 et 13 juillet 1926, au cours desquelles je ne perdis pas un mot du texte que je savais, alors, par cœur.

·         De la représentation du 11 juillet 1964 pour laquelle l’amphithéâtre était bariolé des coloris de luxueux vêtements portés par des indous, des arabes, des mauritaniens, d’autres encore…

·         Et de l’admirable représentation du 7 juillet 1966 avec Pierre Vaneck, Nita Klein et bien d’autres…

 

Aussi, quoique je ne sois pas ordinairement bruyant, je ne sais pas si je me serais retenu de crier : «  Des tomates ! Je vous lance des tomates ! » et peut-être ; après être monté à la cité à pied, marchant déjà péniblement, serais-je descendu en voiture, dans la voiture de police.

En ce qui concerne l’attitude du public, je dois vous dire que dans les cinémas, il ne m’a pas été donné de faire d’autres observations que celles dont je vous ai parlé au sujet de « l’idéal-cinéma » ; mais j’ai pu voir les choses d’un peu plus près au théâtre. Avant la guerre de 1914, on considérait le théâtre comme le temple de l’art. On n’y entrait pas dans n’importe quelle tenue. On soignait particulièrement sa toilette pour aller au théâtre, même si on allait aux 3e galeries. Il  était écrit  sur les affiches que les dames n’étaient admises au fauteuil d’orchestre  et aux premières sans chapeau. La mesure était dictée par un souci de dignité et d’élégance ; mais aussi, parce que le volume des chapeaux de l’époque aurait immanquablement empêché les spectateurs assis au parterre de voir la scène d’une manière satisfaisante. Je me souviens de la toute première représentation à laquelle j’ai assisté au théâtre municipal. C’était en 1911. Ma mère m’avait fait habiller comme pour une grande cérémonie, et j’avais entendu de longues recommandations relatives à la tenue à observer et à la conduite à tenir. On donnait « Mireille »  et « Les noces de Jeannette ». Je remarquai ce qui me semblait être une anomalie ; et en effet, c’en était une que l’on corrigea par la suite. Le chef d’orchestre était placé tout contre la scène, de telle sorte que les instrumentistes se trouvaient placé en arrière par rapport à lui ; mais j’attendis d’être rentré à la maison pour faire part de cette observation à mes parents. A cette époque, au théâtre, on parlait à voix basse sauf s’il se produisait quelque manifestation : si un maladroit, à l’une des trois galeries, plaçait un vêtement sur la balustrade, de telle sorte qu’il soit visible pour les autres spectateurs, toute la salle se mettait à scander sur l’air des lampions : « Le chif-fon ! Le chif-fon ! » Jusqu’au moment où le chiffon disparaissait. Pourtant le théâtre n’était ni très confortable, ni très bien entretenu. Il m’a été raconté qu’au cours d’une représentation, antérieurement à l’année 1900, on donnait « L’amour mouillé » de Varney. Dans cet ouvrage, la chanteuse personnifie « la vérité sortant, nue, d’un fruit ». Bien entendu, elle porte un maillot de couleur chair, collant, comme pour « Thaïs ». Ce soir là, quand la chanteuse enjamba la margelle du puits, son maillot, peut-être un peu trop collant, se déchira en un point particulièrement malencontreux. Le public manifesta bruyamment en frappant des pieds contre le plancher. Il s’éleva un nuage de poussière tel que des premières galeries on ne pouvait plus apercevoir un seul spectateur du parterre. Evidemment, les robes de soirée et les habits noirs supportèrent mal ce traitement.

 

Après 1918, le sentiment de soulagement provoqué par la fin de la guerre fut la cause de ce que l’attitude des gens fut moins guindée. L’atmosphère était à la gaité, quoique ce ne fut pas encore le temps d’aller au théâtre en bras de chemise, sans cravate, et avec le col de la chemise ouvert. Parfois, pendant le spectacle, quelque réflexion plus ou moins spirituelle était proférée  à haute voix, et déjà, on n’en était plus scandalisé. Je me souviens de ce qu’au cours d’une représentation de « Le jour et la nuit » (Lecocq), le comique, qui joue le rôle du factotum d’une infatigable voyageuse doit donner l’impression d’un homme qui tombe de sommeil. Ce soir là, l’acteur s’appuya sur l’un des côtés de scène et, au cours de sa mimique, il fit semblant de tomber dans la fosse d’orchestre ; mais son geste alla, peut-être, un peu plus loin que ce qu’il aurait voulu, et si, effectivement, il ne tomba pas dans la fosse, il ne le dut qu’à ses réflexes et aussi à pas mal de chance.

Alors, dans la salle, une dame que je connaissais bien et que j’ai bien identifiée, poussa un cri strident suivi de : «  Moun dious, que m’agaço aquel maquarel d’homé ! » elle eut autant de succès que le comique.

Le 22 mai 1928, nous jouons « La juive ». Nous en étions au récitatif qui précède la romance : « Il va venir et d’effroi je me sens frémir d’une sombre et triste pensée, mon âme, hélas est oppressée. Mon cœur bat, mais non de plaisir et cependant, cependant, il va venir. La nuit et le silence, l’orage qui s’avance, augmentent ma terreur, l’effroi, la défiance s’emparent de mon cœur…

A ce moment, dans la salle, quelqu’un cria : « Eh bé ! Quouro es qu’arribo ? » Mettez-vous à la place de la chanteuse.

Quand on donnait « La favorite », une tradition voulait que lorsqu’on arrivait au chœur des seigneurs, après les mots : « Que nul de nous n’accepte ses faveurs ; qu’il reste seul… » Toute la salle se mettait à crier : « Un, deux, trois » et malheur au chef d’orchestre qui n’aurait pas voulu accorder ses trois temps, qui me correspondaient, cependant, en rien à la partition. On n’aurait pas pu continuer l’exécution de l’opéra. Une fois, un homme, venu certainement dans la seule intention de crier : « Un, deux, trois » craignait tellement de laisser passer l’instant, qu’il cria : « Un, deux, trois » tout seul, une bonne dizaine de minutes avant que l’on chante le chœur des seigneurs… Eh bien, on s’est borné à rire.

 

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