Lucien Roubaud naît en 1906 à Toulon. Il est orphelin ; son enfance très pauvre aurait pu le conduire sur des chemins pas très fréquentables, s'il n'avait eu l'opportunité de se réfugier dans les études grâce au secours des bourses. Admis à l'Ecole Normale Supérieure en 1926, c'est là qu'il fait la connaissance de Suzanne Molino - sa future épouse. Suzanne sera l'une des trois premières femmes admises à l'ENS ; une situation extrêmement rare pour l'époque. C'est à l'intérieur de ce creuset normalien qu'ils font la connaissance de leurs amis Simone Weil et Georges Canguilhem - né à Castelnaudary et futur résistant.
Lucien Roubaud
Après son agrégation en 1935, les deux époux sont nommés en Corrèze avant d'arriver à Carcassonne à l'automne 1937 avec leurs enfants. Parmi eux se trouve Jacques Roubaud - mathématicien et écrivain - dont nous parlerons dans un prochain article. Suzanne et Lucien Roubaud enseignent au lycée de Carcassonne respectivement, l'anglais et la philosophie. Le nouveau professeur reprend la poste laissé vacant par de Ferdinand Alquié, nommé au lycée Condorcet à Paris.
Laissons à Jean Cau - secrétaire de J-P Sartre et Prix Goncourt 1961 - qui fut son élève à Carcassonne, le soin de nous raconter les méthodes d'enseignement de Lucien Roubaud.
"Un colosse sportif et qui nous initiait à la philosophie avec un santé de champion ; et qui réussissait à nous parler des Descartes comme d'un athlète qui aurait hésité entre jouer au rugby et écrire "Le discours de la méthode". Du sport, avec Roubaud, la philo. Un joyeux exercice pour soulever, comme haltère de plume, les concepts. Un matin d'hiver, je ratai, avec ma grosse boule de neige, dure et tassée, le copain que je visais et la boule vin s'écraser sur la tête de M. Roubaud. Pile.
- Je dois vous punir, mais choisissez la punition.
- Un sonnet, Monsieur
- Très bien. faites-moi un sonnet. Voici le titre : Boule de neige.
Je composai le sonnet. Et, à partir de ce jour, à chaque fois que je chahutais en classe, la sanction tombait."
La maison, rue d'Assas à Carcassonne, où vécut la famille Roubaud pendant la guerre.
La Résistance
Lucien Roubaud - avec le soutien de sa femme - va peu à peu s'affirmer comme l'un des dirigeants de la Résistance régionale. Du côté de sa belle famille Molino, sa belle-mère Blanche, cachera des juifs pendant l'occupation ce qui lui vaudra le titre de Juste parmi les Nations : Caroli Brulh, Levy Bruel, Renée Mayer, Nina et Georges Morguleff. Ce dernier entrera dans la Résistance audoise aux côtés de Lucien
Georges Morguleff
Voici comment Lucien Roubaud entra en Résistance :
" Au début, je n'ai pas eu d'autres contacts que celui de mes amis, de mes relations habituelles. Tenez, un exemple... C'était peu après l'Armistice. Un élève qui s'appelait Astruc, qui n'était pas dans ma classe mais que je connaissais au club de football, est venu me voir chez moi. Il m'a dit : "Je veux partir à Londres..." Son père était colonel ou général d'aviation. Il avait pris contact avec des aviateurs. Je lui ai répondu : "Je pars aussi s'il y a de la place..." Une petite valise, une brosse à dents, nous avons filé vers l'aérodrome... Hélas, ce fut un départ manqué... Sans doute n'était-ce encore que des enfantillages, mais qui montraient notre désir que les choses ne s'arrêtent pas là...
A. Picolo après son retour des camps
L'affaire est devenue eu peu plus sérieuse avec Albert Picolo qui, avant d'être déporté à Buchenwald a, sans doute, été le premier organisateur de la Résistance dans l'Aude. Ancien candidat socialiste à Carcassonne, Picolo était, comme moi, professeur au lycée, mais il avait été révoqué dès le début par Vichy. Il connaissait beaucoup de socialistes aussi quelques communistes. Le magasin de sa femme, qui était pharmacienne, était devenu un lieu de rendez-vous. Je me souviens, que fusil de chasse à la main, nous partions avec lui reconnaître les endroits où ultérieurement nous pourrons faire des embuscades.
L'ancienne pharmacie Picolo, avenue Bunau-Varilla
Plus sérieusement, nous faisions aussi de la propagande orale et nous menions campagne contre les quelques pétainistes de l'endroit. Nos propos trouvaient un écho certain auprès des petits commerçants du quartier : le réparateur de vélos, le menuisier, le tonnelier, etc... C'était limité, mais c'était très net. Nous nous sommes manifestés plus ouvertement lors de la cérémonie du 11 novembre 1940... Ainsi, au fil des mois, avons-nous monté plusieurs manifestations, dont celle où Picolo a arraché le bouquet qu'on venait de remettre à un allemand (Le SS Dr Grimm, NDLR) qui venait faire une conférence à Carcassonne. Peu à peu ces manifestations ont pris de l'ampleur."
Lucien Roubaud allait prendre du galon au sein de la Résistance, d'abord comme responsable régional du journal "Combat" puis du M.U.R (Mouvements Unis de Résistance) pour la R3. C'est-à-dire Aveyron, Aude, Hérault, P-O, Lozère et le Gard. Il se heurta aux refus politiques régionaux de certains, qui selon lui " durent se régler au niveau national". Henri Noguères fut de ceux-là... Faut-il s'étonner que le nom de Lucien Roubaud ne figure pas dans son ouvrage de 3500 pages en cinq volumes " L'histoire de la Résistance en France". Une omission coupable sans doute, du célèbre historien, malgré l'importance de Roubaud comme président du Comité Régional de Libération et au sein de l'Assemblée Consultative Provisoire en 1946. C'est d'ailleurs cette nomination qui motive son départ pour Paris la même année, où il logera... dans la rue d'Assas située dans le Vie arrondissement de la capitale.
Le fondateur du Midi-Libre
Le journal de Montpellier "l'Eclair" qui paraissait sous l'occupation est dissous à la Libération. Il est repris en main par la Résistance régionale et c'est Lucien Roubaud qui trouve le nouveau nom. Le Midi-Libre paraît pour la première fois le 27 août 1944. Lucien Roubaud nomme à la direction du quotidien Armand Labin dit Jacques Bellon dans la Résistance. Il sera l'époux de Denise Hulmann (Bellon) à qui l'on doit les nombreuses photographies du poète Carcassonnais Joë Bousquet.
Le 27 août 1944
Après une retraite dans l'Aude, le couple Roubaud s'en est allé discrètement. D'abord Suzanne en 1993, puis Lucien six années plus tard. On aimerait aujourd'hui avoir leur opinion sur la prise en main récente du Midi-Libre par l'ancien journal Radical-socialiste longtemps financé par René Bousquet - chef de la police de Vichy.
A savoir que « La Dépêche », premier quotidien régional français de l'époque, a collaboré avec l'Allemagne nazie pendant quatre ans et 1.500 numéros, en enfonçant le maréchal Pétain, en traitant les résistants de « terroristes » et « d'étrangers », de Gaulle de « traître » et de « lâche » et en disqualifiant les juifs. « Le juif doit vivre au grand jour », lit-on, le 23 novembre 1941, dans un article sur les dispositions l'écartant des sociétés anonymes pour l'empêcher « de devenir nuisible, le protéger de ses propres instincts ». « La Dépêche », interdite de publication le 20 août 1944, sera autorisée à reparaître le 22 novembre 1947 sous son nouveau nom « La Dépêche du Midi ». (Les échos / 3 mai 2001)
Ne cherchez pas de nom de rue "Lucien Roubaud" ; il n'appartenait à aucun parti politique. Il faut penser que dans cette région, la carte de membre a suffi à certains pour se construire un postérité à laquelle ils étaient assez loin de pouvoir prétendre. Aux vrais résistants le sens du devoir accompli, aux autres les médailles...
Sources
Chronique de la Résistance / Alain Guérin / 2010
La boucle / Jacques Roubaud / 1993
Midi-Libre : Un journal dans sa région / 1995
Croquis de mémoire / Jean Cau / 1985
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