Roger Stéphane (1919-1994) de son vrai nom Roger Worms, fut l'un des tout premiers en France à s'engager dès 1941 dans l'organisation des réseaux de Résistance. Né de confession juive dans une famille bourgeoise, homosexuel et militant communiste, il avait sans doute toutes les dispositions pour déplaire au régime de Vichy. Roger Stéphane co-fondera le journal l'Observateur en 1950. Après son suicide en 1994, il sera inhumé au cimetière d'Ivry.
© Tout est bien / R. Stéphane / 1989
Roger Stéphane en costume F.F.I
Avec l'aide de Jacques Rénouvin (1905-1944), il participe à la création du réseau et du journal Combat. Le 1er octobre 1941, il est envoyé dans l'Aude par Rénouvin qui le charge de l'organisation et de la direction de la Propagande dans ce département. A Narbonne, Carcassonne, Montpellier, il démarche quelques-uns des 80 parlementaires réfractaires de juillet 40, dont on pourrait supposer qu'ils constituent un vivier naturel de résistance depuis que le 14 août, dans son discours du "Vent mauvais" Pétain a annoncé la suppression des indemnités des parlementaires (Source : Enquête sur l'aventurier - 2004)
Roger Stéphane raconte avec une grande précision son passage dans notre département et les personnes qu'il a tenté de mobiliser à la cause de la Résistance naissante. Voilà qui devrait poser un regard différent et peut-être complémentaire sur l'histoire de la Résistance locale. Dès les premières années de l'occupation, Carcassonne fut le vivier de la résistance intellectuelle à Vichy. C'est ici qu'elle s'organisa, c'est ici qu'elle mobilisa pour défendre l'honneur perdu de la patrie. Ils n'étaient pas nombreux à cette époque et venaient d'ailleurs... réfugiés de la zone occupée.
Narbonne
6 octobre 1941
Roger Stéphane débarque à Narbonne dans l'après-midi par le train et assiste à une réunion d'amis chez le Dr Lacroix, maire de Narbonne révoqué par Vichy :
Achille Lacroix
"Après une bonne heure de palabres, de discussions, de questions insignifiantes, nous allons "boire un verre". Les mots sublimes (I) : En sortant, Lacroix dit à un de ses anciens adjoints : "Voyez-vous, mon vieux, c'est le commencement de la revanche." Ne pas s'imaginer un instant qu'il s'agit de la revanche de la France, ni même, ce qui serait moins beau, de la revanche du parti socialiste. Non : il s'agit exclusivement de la revanche de la section narbonnaise dudit parti contre ses adversaires électoraux.
Il est impossible qu'il n'y ait pas dans cette ville une personne intéressante, une personne à qui parler. Mais je ne l'ai pas trouvée. Il paraît que le groupe d'hier représentait l'élite. Brrr... Les mots sublimes (II) comme je parle à Lacroix de son éventuel avenir politique, il évoque sa popularité : passant dans la rue Droite à vélo, il reçut, pendant cent mètres, vingt et un coup de chapeau. Il les a comptés. Je ne sais pas si je réussirai à faire du bon travail, mais je sens que je sortirai misanthrope de ce métier de "bonimenteur de la Résistance".
Carcassonne
Le surlendemain, il passe voir le sénateur Bruguier; il était à Montpellier. Sa femme envoie Stéphane chez un journaliste de la Dépêche qui le reçoit cordialement jusqu'au moment où il lui parle de ce qui l'amène :
C'est alors l'indifférence la plus extraordinaire que j'ai rencontrée., le silence le plus buté, le plus définitif. Enfin, suis allé chez le député Gout absent. Donc journée ratée.
14 octobre 1941
Visite au sénateur Bruguier qui se dérobe. Il viendra à nous au dernier moment. Je lui précise que nous ne tiendrons aucun compte des amis de la dernière heure.
Le député Henri Gout
Suis allé ensuite voir un professeur qui remet sa réponse "à huitaine". Découragé, je tente de téléphoner au Dr Gout, député, qui était la semaine dernière dans sa propriété à la campagne. Par un heureux hasard, il est ici et accepte de me recevoir immédiatement. C'est un parlementaire radical-socialiste, dans toute l'horreur de ce terme, doublé d'un petit médecin de province. Il m'indique deux de ses amis que je puis aller trouver en toute confiance, précisant à propos de l'un deux, procureur de la République et retraite : " Je lui disais justement tout à l'heure : si l'on venait me demander de désigner un préfet de l'Aude, je vous désignerais immédiatement."
Quoique député, le docteur prétend ne connaître personne d'autre à Carcassonne : on le connaît, mais il ne connaît point. Les mots sublimes (III) : "Je puis bien être l'âme d'un mouvement, je n'en puis être l'animateur." Je lui propose de réunir ses amis chez lui pour vendredi, afin que je leur explique de quoi il s'agit. Il accepte, ce qui ne m'empêchera pas d'aller les voir demain matin.
En le quittant, je flâne dans la ville et entre dans une librairie qui me paraît particulièrement bien fournie. J'y demande, sans grand espoir de réponse affirmative, si l'on connaît l'adresse de Benda et de J. Bousquet. On m'indique seulement où habite ce dernier, que je me décide immédiatement à aller voir, bien que n'étant pas muni de l'introduction de L. Aragon.
Joe Bousquet est jeune - il ne paraît pas quarante ans - assez plaisant ; sa chambre : assez sombre, seulement éclairée par quelques tableaux surréalistes et cubistes. De nombreux livres. Comme il me reçoit couché, je m'interroge stupidement sur son état : blessé à la colonne vertébrale à la guerre 14-18, il n' a pas, depuis lors, quitté son lit. Il ne manifeste aucune amertume. Il me parle avec enthousiasme des Fleurs de Tarbes, le dernier livre de Paulhan.
Julien Benda
J'ai la bonne fortune de rencontrer chez lui Julien Benda qui me reconnaît aussitôt et manifeste une sympathique curiosité. Nous évoquons l'Ordre et les Volontaires. Nous descendons faire quelques pas ensemble. Il m'entretient de ses projets contrecarrés de départ en Amérique. Il se montre très intéressé par mon activité et me propose de m'emmener demain chez un sénateur de ses amis. Je l'ai trouvé aussi jeune, aussi allant qu'avant la guerre, et surtout, aussi logique, aussi sûr. Rien renié, rien ajouté à ce qu'il ne cessa jamais de proclamer. Etonnamment serein.
15 octobre 1941
Longuement vu Julien Benda, d'abord seul, ensuite avec son ami, le sénateur Bruguier. Il ne suffit pas à Benda d'être antihitlérien. Il est germanophobe. Il s'oppose violemment à la thèse des deux Allemagnes. Il n'existe, d'après lui, qu'une Allemagne, et cette Allemagne nous a constamment empêchés de vivre en paix. Il a trouvé trop modéré le traité de Versailles et souhaite que si les Anglais gagnent la guerre, ils mettent l'Allemagne définitivement hors d'état de nuire.
Comme je m'élève contre ces généralisations abusives, il me demande si les Allemands ne généralisent pas, eux, à propos des Juifs. "Mais c'est précisément contre ces injustices que nous luttons." - "La justice internationale et la justice individuelle sont incompatibles." me répond-il. D'après lui, notre défaite fait partie des multiples tentatives de subversion de la réaction : 4 mai, affaire Boulanger, affaire Dreyfus, 6 février... et 1940. Ce qui distingue celle-ci des autres, c'est que la réaction, en faisant ouvertement intervenir l'étranger, joue le tout pour le tout. Et comme elle perdra...
Le sénateur G. Bruguier
Le sénateur Bruguier : une belle tête d'honnête Français : assez ronde, avec des cheveux gris et des yeux doux. Un léger accent du Midi. Environ soixante ans. M. Bruguier écoute avec intérêt, et me promet son concours, plus exactement ses indications. Je sens ses fils m'envier. Un mot sublime (IV) : "C'est au Sénat qu'est dévolue la mission de sauver la France." Il est sénateur socialiste.
Julien Benda me raccompagne fort aimablement à la gare. Nous parlons un peu de Gide, qu'il n'apprécie guère. Pour lui, "Gide est un démagogue, puisque, de son propre aveu, il a besoin d'approbation." Puis il s'élève contre les éloges exagérés que l'on décerne à Bernanos. Certes, cet écrivain est courageux ; mais la confusion dans les esprits est telle que l'on crie au génie, confondant les valeurs morales et les valeurs intellectuelles. Il ne s'agit pas d'établir une hiérarchie entre les valeurs mais une séparation.
Depuis hier, Benda me répète : "Nous sommes en plein belphégorisme." et développe cette formule. L'ennui est que je n'aie point lu Belphégor et ne sache pas ce qu'est le belphégorisme. Pour Benda, les écrivains doivent se taire, retourner à Kant jusqu'à nouvel ordre. Il a écrit trois livres depuis l'armistice...
Narbonne
16 octobre 1941
Jacques Rénouvin est venu le rejoindre. Réunion chez le Dr Lacroix.
Carcassonne
17 octobre 1941
Il arrive ce matin avec Rénouvin et déjeune chez Auter, restaurant dans la rue de la gare.
Nous sommes allés ensuite chez le Dr Gout. Aucun de ses amis n'est là, tous se contentant de leur oisiveté. Par contre. Bruguier est venu. Pour le sénateur et il cite de nombreux exemples individuels à l'appui de sa thèse, l'union d'après-guerre ne se fera ni sur les partis, ni sur les idées, mais sur les hommes. Il nous donne d'intéressants renseignements sur la conduite des deux assemblées. En nous quittant, il nous propose de dîner chez lui ce soir.
Auparavant, Renouvin et moi allons voir Picolo, militant syndicaliste dont Bruguier nous a donné l'adresse. C'est un de ces hommes purs, désintéressés, honnêtes, comme on en trouvait seulement dans le syndicalisme. Nous donnera sa réponse ce soir. Pendant que Renouvin, fait une course, je cause avec lui. Je lui dis qu'à mon sens le malheur de la France réside dans le fait que les partis de gauche sous-estimaient la valeur de la patrie, et les partis de droite la valeur de la liberté. Il me dit : "Croyez-vous que quand nous avons exclu les communistes qui pourtant de bons copains et d'efficaces militants, ce n'était pas par patriotisme ? Ça nous a brisé le coeur." J'aime cette race d'hommes.
Dîner donc chez Bruguier. Parlé de la crise du socialisme, des responsabilités des socialistes. Il dissimule mal son regret de n'avoir pas été ministre en 1936. Il reproche à Blum de s'être alors entouré de "freluquets". J'ai aimé qu'il dise : "Nous autres socialistes", impliquant dans "ce nous autres" Renouvin qui s'était fâché avec son cousin parce que celui-ci s'était marié avec la soeur de Monnet.
Quels enseignements ?
Ces mémoires nous révèlent les difficultés rencontrées par les premiers résistants pour rallier les parlementaires - n'ayant pas voté les pleins pouvoirs à Pétain - à leur cause. On peut légitimement penser que le premier mouvement de résistance à Carcassonne le 14 juillet 1942 devant la statue de Barbès à l'initiative d'Albert Picolo, trouve son fondement grâce à l'opération d'unification de Roger Stéphane en octobre 1941. D'ailleurs lors de cette manifestation qui réunit 2000 personnes, ne trouve t-on pas en tête de cortège Henri Gout et Georges Bruguier ? Picolo distribuait déjà les tracts de Combat - fondé par Renouvin - depuis 1941 au sein de l'usine de Salsigne. Qui a une avenue à son nom dans Carcassonne ? Albert Picolo qui fut le premier à y croire ou Henri Gout, le député qui sera ensuite maire de la ville ?
Elles révèlent également que la Résistance dans l'Aude s'est organisée dès l'automne 1941, grâce à une intervention extérieure au département. Grâce aussi aux intellectuels qui avaient fui la capitale en zone occupée et trouvés refuge chez Joë Bousquet. N'oublions pas les milliers de personnes en juin 1942 pour accueillir le maréchal Pétain à Carcassonne...
Les passages en italique sont tirés du livre "Chaque homme est lié du monde" de Roger Stéphane.
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