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  • Été 1944 : Elle servait pour la Croix-Rouge de Carcassonne, elle raconte l'horreur...

    Madame Henriette Patau - soeur du poète Carcassonnais Joë Bousquet - fut un membre dévoué de la Croix-rouge Carcassonnaise entre 1942 et 1944. Dans un texte dactylographié de quatre-vingt quinze pages que nous avons retrouvé, elle raconte avec précision de tristes épisodes - jusque-là jamais révélés - au cours desquels elle est intervenue. Nous insistons sur le caractère totalement inédit de ce récit...

    Été 1944

    Le poste de secours

    Pour circuler, il fallait avoir une lampe de poche, un laisser-passer et, dans les services Croix-Rouge un brassard allemand avec un numéro d'ordre. Nous le trouvions horriblement humiliant...

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    Brassard Croix-Rouge Allemande

    Les Américains arrivèrent bientôt à survoler la ville ; ils lancèrent des bombes. Un poste de secours fût confié à la Croix-Rouge de Carcassonne. On l'équipa dans une salle du Palais de Justice ; il y eût six lits, une pharmacie de secours, quelques vivres, des brancards et des sièges pour les chargés de service. Un tour de présence était fixé, mais nous décidâmes de nous rendre tous au comité en cas d'alerte, la présence de plusieurs d'entre nous pouvant se trouver obligatoire.

    Chez nous, nous nous étions organisé. Nos vêtements rangés en ordre au pied de notre lit pouvaient être passés en deux minutes ; dès que la sirène retentissait, rapidement vêtus, nous sortions. Notre sacoche toujours prête, accrochée à notre bras gauche encerclé du terrible brassard, ne devait pas être ouverte sous peine de recevoir un coup de fusil d'un gendarme allemand. Il fallait présenter le bras gauche replié, la main contre la poitrine, la lampe du soldat nous aveuglait, puis le signe de "partir" était donné. Nous faisions rapidement les cent ou deux cents mètres qui nous séparent du poste de secours.

    Tout était noir, nous marchions vite, pourtant. La sirène hurlait, on n'entendait qu'elle, puis un bruit d'avion, mais déjà nous étions arrivés au Palais de Justice et nous nous installions tous autour d'une table. Nous attendions encore un peu longtemps après la fin de l'alerte, puis nous rentrions chez nous pour une autre journée de travail.

    Dans notre groupe, très diversement composé, il y avait un médecin, deux prêtres, des membres de la Croix-Rouge, adultes, hommes et femmes ayant suivi des cours de secourismes, de brancardage, etc...

    La prison

    Dans la ville, la confusion grandissait. La peur aussi. On n'avait pas de nouvelles des déportés. On avait réquisitionné près de la poste, une maison vide où se déroulaient l'interrogatoire des qu'on avait enlevé de leurs maisons. Dans la journée, il étaient accompagnés par les Allemands à la prison, et leur famille n'était tenue au courant de rien.

    La Croix-Rouge finit par trouver le moyen de donner quelques maigres nouvelles. Chaque matin, un secouriste et une infirmière se rendaient avec une charrette attelée d'un vieux cheval au cantonnement allemand et recevait des corbeilles contenant la ration journalière des 150 à 200 prisonniers. Elle se composait d'une boule de pain gris et de 100 grammes environ de margarine. Par le nombre de rations, nous savions, très approximativement si le nombre de malheureux était le même ou si l'un d'eux était déjà parti - dire à leur famille de bien petites choses : la prison était propre, on ne paraissait pas les tourmenter...

    Les familles venaient au Comité ; nous avions honte de les aider si mal, si pauvrement, mais pourtant elles paraissaient un peu réconfortées en partant. Il faut si peu, parfois, pour sortir un moment du désespoir, pour garder la volonté de vivre, encore, quand la vie vient de vous écraser.

    Trassanel, Cabrespine, Mas-Cabardès

    Des trahisons, des imprudences alertèrent les Allemands et un jour la Croix-Rouge reçut l'ordre d'aller dans la Montagne noire ramasser les morts laissés dans les trois villages où ils avaient abattu des maquisards. Ordre était donné de jeter sur les cadavres, un tas de chaux et de les brûler.

    Le soir, nous avons délibéré au Comité et pris nos dispositions pour le lendemain. A six heures du matin, nous partions. Une plateforme portait deux infirmières, un chef, des secouristes et deux prêtres. La seconde plateforme portait trente cercueils.

    Nous sommes arrivés à Cabrespine, dans un coin paisible : sur l'herbe foulée reposaient sept jeunes, des parachutistes. Il fallut les retourner, fermer leurs yeux, et chercher sur eux des pièces d'identités, tous n'en avaient pas... Nous avons accompli notre tâche. Les secouristes les ont placé dans leur cercueil et sont descendus au village pour creuser leur sept tombes, et inscrire un nom sur une croix afin qu'on puisse les retrouver. Nous sommes repartis pour Trassanel.

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    © Centre France

    Cette photo illustre un fait analogue à Orcines (Puy-de-Dôme)

    Dans une garrigue, un cercle de jeunes morts était couché. Ils n'avaient pas plus de 16 ou 17 ans ; leurs yeux étaient ouverts, leurs mains crispées, mais leur visage était calme. Nous nous sommes mis au pied de ce groupe de martyrs ; le prêtre catholique a dit les prières des morts, puis le pasteur protestant a prié pour les protestants et les juifs, dans l'ignorance de leur religion. Et la triste cérémonie a recommencé comme à Cabrespine. Tout a été fait pour leur toilette funèbre, et leur pauvre dépouille a été remise au cimetière, avec leur nom. Et, toujours pris dans notre émotion apitoyée, nous sommes allés au troisième champ d'exécution, au Mas.

    En arrivant au village, nous avons entendu le glas. Nous étions attendus ; on nous a conduits à la grande salle de la mairie. Tout autour d'un reposoir et appuyés contre les murs, vont cercueils pareils s'alignaient . Ils n'étaient pas fermés encore. Près d'êtres aussi jeunes que ceux que nous venions de quitter, les parents, agenouillés, le visage touchant le bois qui allait recouvrir le corps de l'être qu'ils avaient perdu, ils pleuraient ; les mères hurlaient. La douleur de cette foule était insoutenable, la vue du prêtre a paru les toucher. Ils lui ont demandé de bénir les corps... Nous étions tous à genoux et nous répondions aux prières. Puis le maire s'est levé. Il est allé d'un enfant à l'autre, touchant les petites mains glacées, parlant aux parents avec amitié et les appelant par leur nom, il pleurait avec eux, comme eux, et j'ai su ce jour-là que la seule façon de secourir une douleur trop grande est de la partager avec son coeur.

    Ce soir-là, nous sommes rentrés après avoir recommandé à tous de garder le silence sur cette journée, et rien de cette affreuse journée ne s'est raconté nulle part.

    Le retour des déportés

    Nous reçûmes des instructions pour accueillir les rescapés des camps de représailles. Nous devions nous trouver à la gare à partir de huit heures du soir : deux infirmières et quatre secouristes.

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    © deportation.free.fr

    Retour d'un déporté à sa descente du train

    Nous attendions les train dans une grande salle, meublée d'un fauteuil et de quelques chaises autour d'une grande table. Le premier train était signalé à neuf heures dans la nuit tombante. Les secouristes passaient sur le quai ; pour descendre, presque porter les hommes qu'on nous renvoyait vêtus d'un pyjama rayé, squelettiques, les yeux effrayés, ils regardaient tous ceux qui venaient à leur rencontre ; et après avoir reconnu leur tenue, ils se laissaient approcher. Doucement, lentement, on les conduisait vers la pièce où nous les attendions.

    Nous avons appris que nos gestes d'accueil devaient être lents, calmes, notre voix sans éclats et qu'il fallait en s'occupant d'eux ne pas leur donner l'impression de les contraindre, mais de les aider. Nous remplacions les secouristes et nous les amenions, à leurs pas, vers les sièges ; ils hésitaient, regardaient autour d'eux, qui s'avançaient, finissaient par s'asseoir. Devant eux, à portée de leur main, on plaçait un bol de bouillon ou de café : on leur disait de boire. Ils semblaient anéantis ; ils n'étaient plus des êtres normaux. Nous nous taisions. 

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    © Association des déportés

    Une jeune déporté à son retour en France

    Les uns repoussaient les bols, d'autres s'accoudaient à la table, le visage dans les mains. Au bout d'un moment, on leur offrait des biscuits, des fruits. Quelques-uns commençaient à nous regarder de ce même regard fixe, puis ils s'adaptaient, avançaient parfois vers nous, une main glacée que nous gardions dans la nôtre comme celle d'un enfant. Une heure passait ainsi ; des gestes s'esquissaient, les uns se restauraient, d'autres pleuraient convulsivement.

    Bientôt, leurs papiers arrivés, nous pouvions leur expliquer qu'ils seraient bientôt rendus à leur famille. Ils commençaient alors à réagir. Dans toutes les communes de France, les receveurs des postes avaient l'ordre de rester au poste de téléphone, toute la nuit. Aucun n'y a jamais manqué. Un de nous, muni de la fiche d'un arrivant, appelait à quelqu'heure que ce fût le receveur à prévenir et lui confiait la mission de prévenir la famille et de l'envoyer à notre poste pour prendre l'arrivant.

    Avec précaution, nous prévenions celui qui était désigné et nous cherchions dans le vestiaire un pardessus ou une grande couverture pour recevoir le pyjama rayé. Alors, peu à peu, une lueur plus humaine venait éclairer les yeux de ces hommes jeunes qui ressemblaient en ce moment à des vieillards abîmés par la vie. Bientôt une voiture se faisait entendre. Un de nous allait chercher la famille, l'autre préparait le prisonnier et nous ne partions qu'après les avoir vus, enfin, ensemble, en sécurité.

    Le retour fut long, et certains prisonniers durent subir des traitements avant de pouvoir reprendre un métier et une vie normale. On créa une Association des Prisonniers de guerre qui aida beaucoup les rentrants. On s'occupa d'eux, des familles les plus touchées et, peu ) peu, tous se reprirent à vivre.

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