Après notre article sur la résidence de René Margrite à Carcassonne au début de la Seconde guerre mondiale, nous avons travaillé sur le cas d'un autre peintre surréaliste qui, lui aussi, résida dans notre ville...
Hans Bellmer
(1902-1975)
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Le peintre, sculpteur et photographe allemand quitte son pays natal à partir de 1938 et s'installe à Paris. Outre Rhin, son oeuvre est alors considérée comme "art dégénéré" par le régime nazi. Après l'armistice de 1940, il est arrêté par la police de Vichy et emprisonné au camp des Milles (Aix-en-Provence) pendant cinq mois, avec Max Ernst. Son crime ? Un accord d'armistice entre la France et le Reich afin de lui livrer les réfugiés ayant fui l'Allemagne d'Hitler. Le 30 janvier 1941, Bellmer est requis à Forcalquier pour refaire des chemins ; il dormait à la prison de la ville. En mai 1940, il se retrouve au camp de Meslay-du-Maine (Sarthe) et au cours d'un ordre d'évacuation, il monte dans un train de marchandises pour Toulouse. Pour échapper aux contrôles, il jette son passeport dans les égouts. Pour la Résistance, il fabriquera des faux papiers ; sur l'un d'entre-eux, il s'attribue le nom de Jean Bellmer.
Bellmer est avant tout un dessinateur plus qu’un photographe, mais c’est la réception d’une caisse remplie d’objets issus de son enfance un été qui va le pousser à la construction de sa fameuse Poupée en 1933. Composée en deux temps, cette œuvre souvent qualifiée de totale et d’étrange, attire physiquement et nous renvoie à nos désirs. La première Poupée de Bellmer est avant tout une réflexion sur l’enfance, la fuite vers cette période inconsciente de notre vie dans une époque ou l’Europe s’avance vers la Seconde Guerre mondiale. (Centre Pompidou)
La poupée de Bellmer est articulée et transformable ; comme les mots dans un anagramme, elle peut évoluer vers d'autres formes d'expression du désir et de la pensée. Comme fervent admirateur du marquis de Sade, il érotise cet objet avec la perversion d'un écrivain qui voudrait tordre l'esprit de ses lecteurs jusqu'à les rendre dépendant de son univers fantasmatique.
Entrée de la maison de Joe Bousquet, rue de Verdun
Hans Bellmer ne pouvant s'exiler aux Etats-Unis entre dans la clandestinité ; il passe son temps entre Castres, Toulouse et Revel. Dans cette dernière ville, il sera logé chez le philosophe Jean Brun. En 1944, il fait la connaissance de Joë Bousquet et vit à son crochet qui lui trouve des commandes auprès de ses amis. Il réalisera son portrait en 1945.
Joë Bousquet par Bellmer (1945)
Comme pour notre travail sur Magritte, nous avons voulu savoir ce que faisait Bellmer à Carcassonne et dans quel endroit il logeait. Pour ce faire, l'étude de certaines lettres nous a mis sur la voie... Déjà en 1945, Bellmer appelle Bousquet au secours dans un courrier envoyé du Grand Café Glacier de Castres. Il s'était marié en 1942 avec sa seconde épouse dont il eut deux jumelles Doriane et Béatrice. Le couple ayant explosé, il a fait la connaissance de Nora Mitrani, sa maîtresse et son modèle.
"Ici avec "ma femme", c'est la terreur. C'est un jeu. Elle veut abolir mon existence, morale, matérielle, physique. Et moi, réciproquement, mais infiniment moins ardemment. Car elle ne m'intéresse plus. Pour éviter toute exagération, je dis : cet exemplaire de la race humaine n'est de ceux que nous estimons. (...) Ne m'oubliez pas - si je pouvais vous voir avant d'aller à Paris.
Le journaliste Pierre Cabanne (né à Carcassonne) décrit un Hans Bellmer infréquentable cherchant la rébellion et le scandale. C'est en avril 1946 qu'il débarque chez Joë Bousquet avec Nora Mitrani, sa maîtresse de vingt-cinq ans. Celui-ci lui reprochera de s'être installé - avec quel argent ? - dans l'hôtel le plus cher de la ville (Hôtel Terminus). À l'automne 1946, le peintre allemand est aux abois car il doit quitter le logement de Jean Brun à Revel. Ce dernier partant s'installer à Paris, Bellmer va se retrouver à la rue d'ici à septembre. Il écrit à Joë Bousquet :
"Toutes mes affaires seront dans la rue si jusque-là vous et Camberoque n'avez rien trouvé pour moi à Carcassonne."
Le poète Carcassonnais lui répond alors :
"A la croisée des chemins où vous arrivez, tout peut-être, par vous seul, sauvé ou perdu. Balayez tous les détails de lieu ou de temps, qui ne changent rien à l'affaire ; dire Revel ou Carcassonne ou La Palme quand il y a un fleuve à dévier, c'est tromper son génie. Ces questions ne se posent que dans la mesure où la question fondamentale sera résolue : Cette question la voici : 1/ Comment organiser vos prodigieuses ressources artistiques sous forme d'un métier vous permettant de vivre ? C'est la seule. Toute réflexion concernant l'injustice ou la sottise d'une société est oiseuse, nous savons cela. 2/ Qu'avez-vous fait dans ce sens ? Jusqu'à présent rien. Vous avez utilisé vos dons extraordinaires à votre seul usage et pour l'enchantement de vos amis. Si vous ne réagissez pas, vous serez broyé..."
Dans les "Lettres à Stéphane et à Jean" publiées chez Albin Michel en 1975, Bousquet écrit le 22 janvier 1947 :
"Hans Bellmer habite à Carcassonne. Je l'ai logé dans un bobinard désaffecté. Il y fait avec un talent extraordinaire les illustrations des 120 journées de Sodome de Sade, livre que je n'aime guère. Mais les dessins sont inouïs."
Il s'agit de l'ancienne guinguette du Grougnou au Pont rouge. Longtemps, elle fut un lieu de rendez-vous discret à la sortie de la ville pour les amours illégitimes. Tout ceci paraît un peu glauque... Bellmer logea ensuite en septembre 1946 à la Villa Jeanne, située à un kilomètre de là dans une maison de campagne de la famille Camberoque.
La villa Jeanne avant le carrefour de Bezons
Après sa rencontre avec Georges Bataille à Paris, Bellmer exécute 6 gravures érotiques pour illustrer la seconde édition du texte sulfureux de l'auteur de "L'histoire de l'oeil". Bataille le signe sous le pseudonyme de Lord Auch. Le tirage de ce livre sera en grande partie détruit par la polie français. Il n'existe que 199 exemplaires. Bousquet confond-il avec les "120 journées de Sodome" ?
Quelques temps plus tard - toujours à Carcassonne - Bellmer prend une série de photographies de Nora Mitrani dans des positions très équivoques. Ceci, comme base d'étude à "l'histoire de l'oeil". Elles seront développées clandestinement à Albi.
La croix gamahuchée
Rose au coeur violet
Nora Mitrani souhaite avec Bellmer transformer une phrase du sonnet Artemis de Gérard de Nerval en une série d'anagrammes. Comment dire ?... Le jeu n'en sera que plus riche, si Joë Bousquet y participe. Le fantasme du couple, vire au trio littéraire.
Se vouer à toi ô cruel
A toi, couleuvre rose
O, vouloir être cause
Couvre-toi, la rue ose
Ouvre-toi, ô la sucrée
Va où surréel côtoie
O, l'oiseau crève-tour
Vil os écœura route
Cœur violé osa tuer
Sœur à voile courte
écolier vous a outré
Curé, où Eros t'a violé
où l'écu osera te voir
Où verte coloriée sua
cou ouvert sera loi
Hans Bellmer raconte :
"Nora voulait intituler le livre qu’elle écrivait sur moi Rose au cœur violet. C’est un vers de Nerval. Je trouvais cela trop fleuri, trop doux. Nous étions dans une épicerie-buvette. L’un ou l’autre a proposé de faire des anagrammes avec le vers de Nerval. Oui, ce fut comme une fièvre. Les anagrammes se font mieux à deux, un homme, une femme. Une espèce de compétition, ou plutôt une vivacité qui s’attise réciproquement ..."
Jean-Claude Marceau analyse ces anagrammes dans la revue Mélusine :
Le titre renvoie à l’expression érotique "faire feuille de rose" et à la coloration des muqueuses. Et "violet", couleur d’évêque, peut s’entendre aussi : "violé". Joë Bousquet, nous rappelle-t-il, avait le projet d’écrire avec Bellmer une " Justification de la sodomie". [...] Ce calligramme en forme de croix renversée multiplie les références au symbolisme phallique et à l’onanisme, comme aux fantasmes sadomasochistes de prostitution et de viol. Chaque ligne de ces anagrammes porte sur un thème érotique plus ou moins déguisé.
Portrait de femme par Bellmer (1947)
En 1947, Hans Bellmer écrit à son ami l'éditeur Henri Parisot :
"Il ne me restera plus qu'à aller à Carcassonne pour faire quelques portraits..." "Je ne sais pas si je pourrai venir maintenant à Paris pour l'exposition. Je n'ai pas de l'argent et je verrai peut-être passer outre la chance de me sortir de ce trou de Carcassonne."
Quand Bellmer n'avait pas le sou, il faisait des portraits de Carcassonnais issus de la vieille bourgeoisie catholique de la ville. Ces dessins payés quelques francs en 1947, valent des milliers d'euros aujourd'hui. Ils ornent encore les murs des salons de certaines familles dans Carcassonne. Un peu de perversité en somme dans le quotidien des prétendues bonnes moeurs...
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